Faut-il sauver l'algorithme de Collins et De Luca?
Pierre-Marie GAGEY

Institut de Posturologie, Paris

     Bien que le papier 'Open-loop and closed-loop control of posture…' de Colliins et De Luca (1993) ait été accepté par la revue Experimental Brain Research et largement cité dans la littérature internationale, il est bourré d'imprécisions, d'erreurs et d'ignorances si criantes que je n'ai jamais jugé utile de prendre la plume pour le critiquer… Or voilà que Michel Lacour remet ce papier sur le tapis pour l'utiliser dans son programme d'analyse du signal stabilométrique "PosturoPro"… Y aurait-il quelque chose à sauver dans ce papier qui puisse être d'une quelconque utilité? Si c'est le cas, comme Michel Lacour semble le penser, alors il faut prendre le temps de critiquer ce papier pour bien séparer les scories de la pépite d'or qu'il contiendrait.

L'absence de données métrologiques

    Collins nous annonce fièrement en conclusion de son travail: «The act of maintaining an erect posture could be viewed, in part, as a stochastic process», mais quelques lignes plus loin, il n'est pas gêné de nous dire que son signal stabilométrique a été échantillonné à 100Hz ! Quand on analyse un signal en partie aléatoire, il est un peu ridicule de se féliciter de découvrir grâce à l'analyse de ce signal qu'il est en partie aléatoire!
     Pour ceux qui ne sont pas très au courant, je m'explique. Collins dans l'exposé de ses résultats nous montre que la distance quadratique parcourue par le centre de pression en une seconde, environ, est de l'ordre de 20mm2, soit une distance réelle de l'ordre de 4,5 mm, et cela dans la partie où le signal se déplace le plus rapidement (Figure 2b et 3 de l'article). L'échantillonnage à 100 Hz découpe cette distance moyenne en 100 portions qui auront donc pour longueur moyenne 0,045 mm. Si on estime que la distribution statistique de ces longueurs élémentaires réelles est gaussienne, alors on doit admettre que la moitié des mesures que Collins analyse sont inférieures à quatre centième de millimètre. Compte tenu de la technologie disponible dans les années 90, le lecteur ne peut pas admettre a priori que la plate-forme utilisée par Collins ait été douée d'un tel pouvoir de résolution. Ne pas discuter cet aspect des choses est manifestement faire état d'une imprécision regrettable. Il est très vraisemblable que la moitié des mesures analysées par Collins ne correspondaient à rien de réel…

L'absence de rigueur mathématiques

     L'absence de rigueur mathématique de ce papier a largement été stigmatisée par Delignières et coll. (2003) qui ont rappelé que l'usage de la propriété de diffusion des mouvements browniens fractionnaires n'a pas de sens dans le cas des signaux bornés.

L'ignorance des travaux antérieurs

      Collins se félicite d'avoir découvert grâce à son algorithme, que le signal stabilométrique pouvait se décomposer en deux parties dont il situe la limite aux environs de 1 Hz… mais cela était connu depuis 20 ans!!! Gurfinkel (1973) avait montré par une étude théorique de l'équation différentielle d'un pendule inversé que dans la bande de fréquence 0/0,6 Hz le signal stabilométrique pouvait être considéré comme représentant les mouvements du centre de gravité à une erreur près n'excédant pas 50%, mais qu'au-delà de 0,6 Hz le signal stabilométrique ne représentait pratiquement plus que les mouvements du centre de pression. Quelques années plus tard par une étude expérimentale, nous avons montré qu'en fait cette distinction centre de pression / centre de gravité n'apparaissait très nettement qu'à une fréquence un peu plus élevée, autour de 1 Hz (Gagey et al., 1985).

L'absence de réflexion biomécanique

     A aucun moment dans son article, Collins n'envisage que les mouvements du centre de gravité puissent être contrôlés par les mouvements du centre de pression… Ce qui lui aurait pourtant évité cette stupidité de déclarer qu'au dessus d'un Hertz les mouvements du centre de pression évoluent en boucle ouverte, comme s'ils n'intervenaient pas dans la boucle de rétroaction qui caractérise le système postural d'aplomb et qui a pour effet de stabiliser la position du centre de gravité. Chacun un jour ou l'autre s'est essayé à cet exercice qui consiste à tenir un balais renversé en équilibre sur le bout d'un de ses doigts, et l'on sait bien que les mouvements du centre de pression — le doigt de l'équilibriste — ont pour objet le maintien de la position du centre de gravité du balais dans des limites compatibles avec une absence de chute. Le modèle mécanique est enfantin, ce qui ne l'empêche pas d'être bien réel.

     Cette absence de distinction dans la pensée de Collins entre variable contrôlée (Position du centre de gravité) et variable contrôlante (mouvements du centre de pression) amène Collins à proférer encore une stupidité: le système postural réagirait lorsque les mouvements du centre de pression dépassent une certaine valeur seuil «These fluctuations are left unchecked by the postural control system until they exceed some systematic threshold, after which corrective feedback mechnisms are called into play.» Chacun sait que ce qui bouge à une fréquence supérieure à un Hertz, ce n'est pas le centre de gravité, car la masse corporelle agit comme un filtre basse-pas, et la fréquence de résonance du pendule humain se situe autour de 0,3 Hz.! Donc selon Collins ce seraient des excursions de la variable contrôlante qui déclencheraient les mécanismes de contrôle… un serpent qui se mord la queue. Pourtant j'ai entendu encore je ne sais où quelqu'un s'exprimer comme si la position du point critique était une évaluation du seuil de réponse du système postural!…

Conclusion de la critique négative

     Il est donc évident, et il faut le dire, que ce papier de Collins et De Luca ne tient pas la route, ni du point de vue métrologique, ni du point de vue mathématique, ni du point de vue biomécanique faute d'une documentation suffisante.

      Alors? Où est la pépite d'or?

L'algorithme de Collins et De Luca

     Pour étudier les soit-disants mouvements browniens fractionnaires, Collins et De Luca ont utilisé un algorithme simplifié qui se révèle en OR! Et jusqu'à eux, à ma connaissance, personne n'y avait pensé…

Je m'explique:

      L'algorithme de base est donné par la formule (Figure 2a du papier)


Où:


Est la longueur quadratique moyenne parcourue par le centre de pression dans l'ensemble des intervalles de temps qui séparent toutes les positions échantillonnées distantes du même nombre, m, d'intervalles élémentaires


Est la longueur, élevée au carré, que parcourt le centre de pression dans le iième intervalle de cette série de m intervalles élémentaires.


N

Est le nombre total des positions échantillonnées du centre de pression.




FIG. 1 — Illustration de l'algorithme élémentaire.
     L'algorithme évaluent toutes les distances, l, élevées au carré, qui séparent une série de positions échantillonnées du centre de pression séparées par m intervalles d'échantillonnage [3 intervalles d'échantillonnage sur la figure 1] puis elle en fait la moyenne, L.

      Cet algorithme de base est répété pour toutes les valeurs de m, de 1 à (N - 1).

      Le résultat pour chacun des N-1 intervalles d'échantillonnage étudiés est reporté dans un espace cartésien ayant pour abscisses le temps et pour ordonnées les distances.

      On obtient une figuration des distances quadratiques en fonction du temps, donc une expression approchée de la vitesse, il suffirait de prendre la racine carrée de la distance quadratique pour obtenir exactement les vitesses moyennes à laquelle se déplace le signal dans chacun des N-1 intervalles d'échantillonnage.


FIG. 2 — Représentation des résultats des N-1 applications de l'algorithme élémentaire. Chaque point a pour abscisse la durée de l'intervalle étudié et pour ordonnées la longueur quadratique moyenne parcourue pendant cet intervalle de temps.

     Cet algorithme nous permet donc d'obtenir à peu de frais une image approchée de la vitesse des déplacements du centre de pression (avant le point critique) et de la vitesse des déplacement du centre de gravité (après le point critique). [Je dis à peu de frais puisqu'il s'agit uniquement en informatique d'appliquer une boucle double…].

     Il est évident que la vitesse de déplacement du centre de pression est un paramètre nouveau et très vraisemblablement un bon marqueur de la stabilité du sujet: plus cette vitesse est faible moins les déplacements du centre de gravité sont rapides et/ou importants, donc plus le sujet est stable. De même le rapport de ces deux vitesses est à l'évidence un marqueur de l'efficience du contrôle postural (centrale ou périphérique? Cette distinction demeure à étudier).

Conclusion

      Patrice Rougier qui a beaucoup donné pour les théories de Collins et De Luca en est arrivé à travailler la différence CdP-CdG (2005, par exemple), son instinct l'a conduit à trouver ce qu'il y a de vrai dans le papier des chercheurs de Boston. Finalement, peu importe les erreurs, les imprécisions, les ignorances de ces auteurs puisqu'ils nous ont apporté un algorithme intéressant. Et comme de plus cet algorithme a connu une certaine mode, je pense que Michel Lacour a tout à fait raison de l'intégrer dans sa nouvelle batterie d'analyse du signal.

Bibliographie

Collins J.J., De Luca C.J. (1993) Open-loop and closed-loop control of posture: a random-walk analysis of center-of-pressure trajectories. Exp. Brain Res., 95: 308-318.

Delignières D., Deschamps T., Legros A., Caillou N. (2003) A methodological note on non-linear time series analysis: Is Collins and De Luca (1993)'s open- and closed-loop model a statistical artifact? Journal of Motor Behavior, 35, 86-96.

Gagey P.M., Bizzo G., Debruille O., Lacroix D. (1985) The one Hertz phenomenon. In Vestibular and visual control on posture and locomotor equilibrium. Igarashi M., Black F.O., Karger, Basel, 89-92,.

Gurfinkel V.S. (1973) Physical foundations of stabilography. Agressologie, 14, C, 9-14,

Parré F. Qualification d’une plate-forme de Stabilométrie. Rapport DESS de Physique. http://perso.club-internet.fr/pmgagey/Parre.pdf

Rougier P. (2005) Compatibility of postural behavior induced by two aspects of visual feedback: time delay and scale display. Exp Brain Res 165: 193–202

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