[NdE: Ces passages du livre d'Élie de Cyon représentent, à notre connaissance, la première émergence du rôle des muscles du cou et des muscles oculomoteurs dans le contrôle postural]


L'OREILLE
ORGANE D'ORIENTATION DANS LE TEMPS
ET DANS L'ESPACE

Par Élie de CYON

 

Librairie Félix ALCAN

PARIS 1911

 


Chapitre premier
LES BASES DE LA THÉORIE DU SENS DE L'ESPACE
(Pages 7 et sq.)


     (...) Au début de mes expériences sur les troubles moteurs qui, d'après les données de Flourens, surviennent généralement à la suite de lésions des canaux semi-circulaires, aussi bien dans les muscles de la tête que dans ceux du corps, j'ai jugé nécessaire de commencer par me rendre compte de quelle nature sont ces troubles moteurs: troubles de coordination ou troubles d'innervation? Poursuivant cet ordre d'idées, j'ai dû tout d'abord résoudre la question de savoir dans quelle mesure une attitude anormale de la tête est susceptible de troubler le sentiment d'équilibre de l'animal [NdE: passage en caractères normaux dans le texte] et de produire des anomalies motrices.
     On possédait sur ce sujet les très intéressantes expériences de Longet datant encore des années quarante, mais qui sont depuis lors tombées à peu près dans l'oubli. Longet a montré que les troubles moteurs qui se produisent n'ont rien à voir avec l'écoulement du liquide cérébro-spinal, mais forment un phénomène secondaire, consécutif à la section des muscles de la nuque au cours de l'opération. Et en effet, lorsque Longet se contentait de sectionner ces muscles de la nuque, sans ouvrir le canal vertébral, il observait immédiatement les mêmes phénomènes. D'un autre côté, ces phénomènes manquaient totalement, lorsqu'on laissait le liquide cérébro-spinal s'écouler par un petit orifice, pratiqué au niveau des ligaments occipitaux sans occasionner des lésions plus ou moins notables des muscles de la nuque. Longet expliquait ses expériences en prétendant que l'attitude inaccoutumée de la tête qui survient après la section des muscles de la nuque a pour conséquence immédiate la perte du sentiment d'équilibre, mais que cette perte serait la cause des troubles moteurs qui surviennent. Pour obtenir le même résultat, il n'est même pas nécessaire de sectionner tous les muscles de la nuque. La section des muscles droits postérieurs suffit amplement à rendre la démarche de l'animal incertaine et vacillante.
     En reproduisant ces expériences de Longet, j'ai observé sans peine les phénomènes qu'il a décrits. Aussitôt après la section des muscles droits de la tête, grand et petit postérieurs, une oscillation des deux côtés se montrait chez la plupart des chiens. Lorsqu'on les forçait à marcher, ils étendaient les pattes, marchaient le plus souvent avec une grande lenteur, la tête légèrement penchée en bas. Les animaux posaient leurs pattes sur le parquet avec la plus grande précaution et toujours de façon à écarter le plus possible l'une de l'autre les pattes de devant. Pendant la course, qui leur était très difficile, les animaux tombaient souvent, et il leur fallait faire certains efforts pour se remettre sur leurs pattes. Ces phénomènes disparaissaient généralement au bout de cinq à six jours; la tête, qui jusque-là était appuyée sur la poitrine par le menton, reprenait son attitude normale et les mouvements de la marche devenaient en même temps également normaux.
     Le fait observé par Longet ainsi que les conclusions qu'il en a tirées ont été pleinement confirmés, et l'importance que présente l'attitude normale de la tête pour le maintien de l'équilibre a été mise en lumière. Si les troubles de l'équilibre et les troubles moteurs observés ne sont pas aussi considérables qu'après la section des canaux semi-circulaires, on ne doit pas oublier non plus qu'il s'en faut de beaucoup que les changements imprimés à l'attitude de la tête atteignent le même degré que dans cette dernière opération.
     Une deuxième série d'expériences, née du même ordre d'idées avait consisté à donner artificiellement aux pigeons, sans occasionner une lésion de parties importantes, une attitude de la tête identique à celle qu'on observerait le plus souvent à la suite de la destruction des canaux semi-circulaires. Cette attitude assez compliquée est caractérisée par ce fait que le bec est dirigé en haut et l'occiput au contraire en bas, le plus souvent vers le sol. On peut facilement donner aux animaux cette attitude de la tête, en fixant la tête à la région sternale à l'aide de quelques sutures cutanées. Les animaux ayant la tête fixée de la sorte se comportent exactement comme ceux dont on a détruit les canaux semi-circulaires aussi bien horizontaux que verticaux: ils ne peuvent conserver leur équilibre, et tant qu'ils sont debout ils chancellent continuellement, sur les deux pattes et cherchent à gagner un troisième point d'appui en s'appuyant sur la queue. Mais ils n'y réussissent pas le plus souvent; ils tombent à la renverse, souvent après avoir exécuté une culbute par-dessus la tête, autour de l'axe transversal du corps. Ils accomplissent encore des mouvements de manège, le plus souvent dans une seule et même direction. Bref: on observe chez eux les troubles très prononcés dans l'ensemble de la sphère locomotrice. Les sutures enlevées et la tête ayant repris son attitude normale, tous les troubles disparaissent aussitôt et la locomotion devient de nouveau normale. Ces expériences montrent donc d'une façon indiscutable, combien l'attitude normale de la tête est importante pour que l'animal soit à même de conserver son équilibre d'exécuter des mouvements rationnels.
     Mais dans un déplacement de la tête comme celui qui se produit dans les expériences en question, notre jugement sur la source du son n'est pas moins fausse que celui qui porte sur la position et l'éloignement des objets vus. Or l'expérience suivante nous a montré avec toute l'évidence possible que les erreurs dans les perceptions visuelles, du moins lorsqu'elles se produisent brusquement, peuvent avoir pour effets une incertitude de la marche et des troubles du sentiment d'équilibre. J'ai attaché devant les yeux d'un pigeon des lunettes aux verres prismatiques; l'animal affecté ainsi d'un strabisme artificiel manifesta alors une série de troubles moteurs qui présentent des analogies incontestables avec les troubles qu'on observe à la suite de la section des canaux semi-circulaires. Dans quelques cas de ce strabisme, les mouvements oscillatoires de la tête correspondent à ceux qui se produisent à la suite de la section des deux canaux semi-circulaires horizontaux. Chez un des pigeons atteints de strabisme artificiel j'ai observé, pendant les premiers instants, des mouvements de manège. Les erreurs dans les perceptions visuelles et auditives semblent donc être les plus importantes de toutes celles dont il s'agit ici.
[NdE. Suit un passage qui explique sans doute pourquoi les travaux d'Élie de Cyon n'ont pas eu le retentissement qu'ils méritaient]
     Ainsi qu'il résulte des lignes précédentes, je concevais tout autrement que Goltz le rôle des mouvements de la tête dans le fonctionnement physiologique des canaux semi-circulaires. Goltz voyait le point de départ de ce fonctionnement dans les prétendus déplacements de l'endolymphe des canaux pendant les différents mouvements de la tête. Les mouvements de la tête agiraient donc comme de véritables moyens d'excitation. D'après ma conception, au contraire, formulée dès l'année 1873, ces troubles moteurs seraient la conséquence directe des erreurs dans les perceptions visuelles et auditives, susceptibles dans les conditions normales de nous orienter sur la situation des objets dans l'espace extérieur et sur la position de notre corps dans cet espace. Si donc les attitudes de la tête jouent un rôle quelconque au point de vue du fonctionnement des canaux semi-circulaires, c'est seulement en tant qu'elles nous permettent d'éviter des erreurs dans ces perceptions.
     En poursuivant mes expériences, j'ai développé davantage cette manière de voir en l'appuyant sur cette observation importante qu'on peut observer chez les pigeons les troubles d'équilibre les plus prononcés, en dehors de tout mouvement oscillatoire de la tête. Je traiterai cette question d'une façon plus approfondie dans les paragraphes suivants; qu'il me suffise d'ajouter ici que de nombreuses expériences faites plus tard par moi, Bornhardt, Spamer et Ewald ont montré également l'inconsistance de la théorie de Goltz, en ce qui concerne les courants de l'endolymphe.


[NdE. Le passage suivant représente une première ébauche d'étude clinique du réflexe nucal, cinquante ans avant les publications de Tadashi FUKUDA qui, avant 1980, ignorait ce travail d'Élie de CYON]


Chapitre 5.
ERREURS DANS LA PERCEPTION DES DIRECTIONS
(Page 195 & sq.)

     (...) Après quelques recherches préalables, j'ai fini par donner la préférence au procédé suivant, très simple. Une feuille de papier est soigneusement fixée sur une planche exactement verticale, et cela à la hauteur de la tête de la personne soumise à l'expérience. Cette personne se tient debout, les yeux bandés et trace avec un crayon des lignes horizontales et verticales, en se servant d'une règle. Bien que les yeux des sujets fussent bandés, tous les dessins ont été exécutés dans une pièce absolument obscure. Le sujet commence par poser la règle dans la direction qu'il considère comme horizontale ou verticale. Il faut veiller à ce que la règle et la main qui la tient soient écartées du papier aussitôt qu'une ligne a été tracée. Il en va de même de la main droite et du crayon. De cette façon, on est sûr que toute nouvelle direction tracée ne subit pas, par l'intermédiaire des mains, l'influence de celle qui a été tracée précédemment.
     Lorsqu'il s'agissait de reproduire des directions sagittales et transversales, on fixait la feuille sur une table ayant une surface exactement horizontale; le sujet était assis, ayant la tête et la partie supérieure du corps redressées. On lira plus loin (§ 6), les expériences qui ont été faites dans le but d'établir, si les lignes droites tracées de la sorte correspondent réellement à la direction sagittale. On y trouvera également une discussion sur le mode d'interprétation des dessins obtenus. Ces dessins permettent de mesurer exactement les modifications que les conditions imposées aux expériences impriment aux trois facteurs que nous venons d'énumérer. Le simple aspect du dessin renseigne déjà sur le sens de l'erreur dans chaque direction.

     Pour mesurer cette erreur, il suffit de porter sur la feuille de papier, après chaque expérience, la direction normale. Les angles que forment entre elles les deux verticales avec les deux horizontales, etc., correspondent d'une façon générale, à l'intensité de l'erreur. On reconnaît le plus souvent cette intensité, par le simple aspect du point de croisement des lignes verticales et horizontales, ou sagittales et transversales qui ont été tracées dans l'obscurité; il suffit de considérer la grandeur de l'angle que ces lignes forment respectivement entre elles. Ces grandeurs des angles qui sont indiquées partout sur les figures ne doivent pourtant pas être considérées comme la mesure absolue de l'intensité des erreurs. Les premières expériences notamment ont déjà montré que les intensités des erreurs, dans les mêmes conditions expérimentales, ne sont pas nécessairement proportionnelles aux grandeurs des angles. Il arrive aussi que ces grandeurs n'indiquent pas toujours d'une façon exacte le sens de l'erreur. Mais même dans le cas où le sens des erreurs est identique et où leurs intensités sont proportionnelles les unes aux autres, les grandeurs des angles de croisement ne peuvent pas toujours servir de mesure pour ces intensités; celles-ci peuvent rester égales à 90° ou être à peine inférieures à 90°, alors que l'erreur a été très grande. Ces grandeurs, d'angles nous renseignent notamment sur les rapports qui existent entre les erreurs dans les différentes directions, c'est-à-dire sur le facteur le plus important, et pour nous, le plus instructif. L'étude des erreurs de direction chez l'homme présente un intérêt considérable, parce qu'elle est surtout de nature à nous éclairer sur le mécanisme de la formation de nos représentations du temps et de l'espace. Le fait de savoir dans quel sens nous nous trompons, dans des circonstances données, sur telle ou telle direction, est sans doute déjà intéressant en lui-même, mais ceci ne nous indique ni dans quel organe se forment les sensations de direction, ni comment de 1a perception des différentes directions naît notre représentation d'un espace à trois dimensions.


[NdE. La "Personne C" dont de Cyon présente ensuite les résultats de test n'est autre que de Cyon lui-même, ce qui explique une certaine incohérence entre ses résultats et ceux qui sont décrits actuellement à partir d'études statistiques]


§4. - Erreurs de perceptions des directions verticale et horizontale, lors des rotations de la tête autour de son, axe sagittal.


     Les erreurs de perception se produisant dans les positions obliques de la tête, et tout particulièrement lorsqu'elle est inclinée sur l'épaule droite ou gauche, ont déjà souvent attiré l'attention des savants.
     (...) L'étude des influences que les rotations de la tête, et par conséquent des deux labyrinthes, exercent sur nos perceptions de direction, présente un intérêt tout particulier. Déjà, lors des reproductions des expériences d'Aubert par Nagel, Sachs et Meller, etc., il apparut que le degré d'inclinaison de la tête sur l'épaule droite ou gauche est de nature à exercer une influence incontestable sur la production de l'erreur, ainsi que sur l'intensité de l'obliquité apparente de la ligne verticale dans l'obscurité (fig. 1).

 FIG. 1 - Personne C
AV et AH indiquent les deux directions avec la tête droite dans l'obscurité. Les déviations des angles du croisement = 0,5°.
LV et LH dans l'inclinaison de la tête vers l'épaule gauche.
RV et RH inclinaison vers l'épaule droite. Les déviations de l'angle droit de 90° sont 2° et 3° (les chiffres 90,5 et 89,5 de la ligne LH appartiennent à la ligne AH).

 


§5. - Erreurs survenant au cours des rotations de la tête autour de ses axes vertical et horizontal.

 

     Nous allons reproduire tout d'abord quelques figures, représentant les erreurs les plus fréquentes, observées au cours des rotations de la tête autour de l'axe vertical. Ainsi qu'on le voit, les lignes verticales ne s'écartent que peu de la direction normale, en tout cas pas plus que dans l'obscurité et dans la position droite de la tête: l'écart se fait dans le même sens pour les deux rotations, et ce sens coïncide avec celui de l'erreur, que je commets généralement lorsque je dessine dans l'obscurité, même en tenant la tête droite. Comme je viens de le dire, je fais d'habitude le même écart de la verticale, quoique à un degré moindre, lorsque je dessine à la lumière.
     Les lignes horizontales accusent, surtout dans la rotation de la tête à droite, un écart plus considérable, mais cet écart se fait encore, lors de la rotation à gauche, dans le même sens que quand la tête conserve la position droite. La figure 9 montre les écarts que je commets, lorsque le corps tourne autour de l'axe vertical en même temps que la tête, c'est-à-dire dans une position telle que dans la rotation à gauche c'est le côté droit du corps et dans la rotation à droite le côté gauche qui se trouve en face de la feuille de papier destinée à recevoir les dessins. Ainsi qu'on le voit, les écarts par rapport aux directions s'opèrent alors, exactement dans le même sens que lors de la rotation de la tête seule.

 

 FIG. 9 - Personne C. Rotation de la tête et du corps autour de l'axe vertical.


Dans la rotation à droite la déviation de l'angle est de 10°, la rotation à gauche de 2°.