[NdE: Ces passages du livre d'Élie de Cyon représentent, à notre connaissance, la première émergence du rôle des muscles du cou et des muscles oculomoteurs dans le contrôle postural]
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(...) Au début
de mes expériences sur les troubles moteurs qui, d'après
les données de Flourens, surviennent généralement
à la suite de lésions des canaux semi-circulaires,
aussi bien dans les muscles de la tête que dans ceux du
corps, j'ai jugé nécessaire de commencer par me
rendre compte de quelle nature sont ces troubles moteurs: troubles
de coordination ou troubles d'innervation? Poursuivant cet ordre
d'idées, j'ai dû tout d'abord résoudre la
question de savoir dans quelle mesure une attitude anormale
de la tête est susceptible de troubler le sentiment d'équilibre
de l'animal [NdE: passage en caractères normaux
dans le texte] et de produire des anomalies motrices.
On possédait sur ce sujet
les très intéressantes expériences de Longet
datant encore des années quarante, mais qui sont depuis
lors tombées à peu près dans l'oubli. Longet
a montré que les troubles moteurs qui se produisent n'ont
rien à voir avec l'écoulement du liquide cérébro-spinal,
mais forment un phénomène secondaire, consécutif
à la section des muscles de la nuque au cours de l'opération.
Et en effet, lorsque Longet se contentait de sectionner ces muscles
de la nuque, sans ouvrir le canal vertébral, il observait
immédiatement les mêmes phénomènes.
D'un autre côté, ces phénomènes manquaient
totalement, lorsqu'on laissait le liquide cérébro-spinal
s'écouler par un petit orifice, pratiqué au niveau
des ligaments occipitaux sans occasionner des lésions plus
ou moins notables des muscles de la nuque. Longet expliquait ses
expériences en prétendant que l'attitude inaccoutumée
de la tête qui survient après la section des muscles
de la nuque a pour conséquence immédiate la perte
du sentiment d'équilibre, mais que cette perte serait la
cause des troubles moteurs qui surviennent. Pour obtenir le
même résultat, il n'est même pas nécessaire
de sectionner tous les muscles de la nuque. La section des
muscles droits postérieurs suffit amplement à rendre
la démarche de l'animal incertaine et vacillante.
En reproduisant
ces expériences de Longet, j'ai observé sans peine
les phénomènes qu'il a décrits. Aussitôt
après la section des muscles droits de la tête, grand
et petit postérieurs, une oscillation des deux côtés
se montrait chez la plupart des chiens. Lorsqu'on les forçait
à marcher, ils étendaient les pattes, marchaient
le plus souvent avec une grande lenteur, la tête légèrement
penchée en bas. Les animaux posaient leurs pattes sur le
parquet avec la plus grande précaution et toujours de façon
à écarter le plus possible l'une de l'autre les
pattes de devant. Pendant la course, qui leur était très
difficile, les animaux tombaient souvent, et il leur fallait faire
certains efforts pour se remettre sur leurs pattes. Ces phénomènes
disparaissaient généralement au bout de cinq à
six jours; la tête, qui jusque-là était appuyée
sur la poitrine par le menton, reprenait son attitude normale
et les mouvements de la marche devenaient en même temps
également normaux.
Le fait observé
par Longet ainsi que les conclusions qu'il en a tirées
ont été pleinement confirmés, et l'importance
que présente l'attitude normale de la tête pour le
maintien de l'équilibre a été mise en lumière.
Si les troubles de l'équilibre et les troubles moteurs
observés ne sont pas aussi considérables qu'après
la section des canaux semi-circulaires, on ne doit pas oublier
non plus qu'il s'en faut de beaucoup que les changements imprimés
à l'attitude de la tête atteignent le même
degré que dans cette dernière opération.
Une deuxième
série d'expériences, née du même ordre
d'idées avait consisté à donner artificiellement
aux pigeons, sans occasionner une lésion de parties importantes,
une attitude de la tête identique à celle qu'on observerait
le plus souvent à la suite de la destruction des canaux
semi-circulaires. Cette attitude assez compliquée est caractérisée
par ce fait que le bec est dirigé en haut et l'occiput
au contraire en bas, le plus souvent vers le sol. On peut facilement
donner aux animaux cette attitude de la tête, en fixant
la tête à la région sternale à l'aide
de quelques sutures cutanées. Les animaux ayant la tête
fixée de la sorte se comportent exactement comme ceux dont
on a détruit les canaux semi-circulaires aussi bien horizontaux
que verticaux: ils ne peuvent conserver leur équilibre,
et tant qu'ils sont debout ils chancellent continuellement, sur
les deux pattes et cherchent à gagner un troisième
point d'appui en s'appuyant sur la queue. Mais ils n'y réussissent
pas le plus souvent; ils tombent à la renverse, souvent
après avoir exécuté une culbute par-dessus
la tête, autour de l'axe transversal du corps. Ils accomplissent
encore des mouvements de manège, le plus souvent dans une
seule et même direction. Bref: on observe chez eux les troubles
très prononcés dans l'ensemble de la sphère
locomotrice. Les sutures enlevées et la tête ayant
repris son attitude normale, tous les troubles disparaissent aussitôt
et la locomotion devient de nouveau normale. Ces expériences
montrent donc d'une façon indiscutable, combien l'attitude
normale de la tête est importante pour que l'animal soit
à même de conserver son équilibre d'exécuter
des mouvements rationnels.
Mais dans
un déplacement de la tête comme celui qui se produit
dans les expériences en question, notre jugement sur la
source du son n'est pas moins fausse que celui qui porte sur la
position et l'éloignement des objets vus. Or l'expérience
suivante nous a montré avec toute l'évidence possible
que les erreurs dans les perceptions visuelles, du moins
lorsqu'elles se produisent brusquement, peuvent avoir pour
effets une incertitude de la marche et des troubles du sentiment
d'équilibre. J'ai attaché devant les yeux d'un
pigeon des lunettes aux verres prismatiques; l'animal affecté
ainsi d'un strabisme artificiel manifesta alors une série
de troubles moteurs qui présentent des analogies incontestables
avec les troubles qu'on observe à la suite de la section
des canaux semi-circulaires. Dans quelques cas de ce strabisme,
les mouvements oscillatoires de la tête correspondent à
ceux qui se produisent à la suite de la section des deux
canaux semi-circulaires horizontaux. Chez un des pigeons atteints
de strabisme artificiel j'ai observé, pendant les premiers
instants, des mouvements de manège. Les erreurs dans les
perceptions visuelles et auditives semblent donc être les
plus importantes de toutes celles dont il s'agit ici.
[NdE. Suit un passage qui explique sans doute pourquoi les
travaux d'Élie de Cyon n'ont pas eu le retentissement qu'ils
méritaient]
Ainsi qu'il résulte
des lignes précédentes, je concevais tout autrement
que Goltz le rôle des mouvements de la tête dans le
fonctionnement physiologique des canaux semi-circulaires. Goltz
voyait le point de départ de ce fonctionnement dans les
prétendus déplacements de l'endolymphe des canaux
pendant les différents mouvements de la tête.
Les mouvements de la tête agiraient donc comme de véritables
moyens d'excitation. D'après ma conception, au contraire,
formulée dès l'année 1873, ces troubles moteurs
seraient la conséquence directe des erreurs dans les perceptions
visuelles et auditives, susceptibles dans les conditions normales
de nous orienter sur la situation des objets dans l'espace extérieur
et sur la position de notre corps dans cet espace. Si donc les
attitudes de la tête jouent un rôle quelconque au
point de vue du fonctionnement des canaux semi-circulaires, c'est
seulement en tant qu'elles nous permettent d'éviter des
erreurs dans ces perceptions.
En poursuivant mes expériences,
j'ai développé davantage cette manière de
voir en l'appuyant sur cette observation importante qu'on peut
observer chez les pigeons les troubles d'équilibre les
plus prononcés, en dehors de tout mouvement oscillatoire
de la tête. Je traiterai cette question d'une façon
plus approfondie dans les paragraphes suivants; qu'il me suffise
d'ajouter ici que de nombreuses expériences faites plus
tard par moi, Bornhardt, Spamer et Ewald ont montré également
l'inconsistance de la théorie de Goltz, en ce qui concerne
les courants de l'endolymphe.
[NdE. Le passage suivant représente
une première ébauche d'étude clinique du
réflexe nucal, cinquante ans avant les publications de
Tadashi FUKUDA qui, avant 1980, ignorait ce travail d'Élie
de CYON]
(...) Après
quelques recherches préalables, j'ai fini par donner la
préférence au procédé suivant, très
simple. Une feuille de papier est soigneusement fixée sur
une planche exactement verticale, et cela à la hauteur
de la tête de la personne soumise à l'expérience.
Cette personne se tient debout, les yeux bandés et trace
avec un crayon des lignes horizontales et verticales, en se servant
d'une règle. Bien que les yeux des sujets fussent bandés,
tous les dessins ont été exécutés
dans une pièce absolument obscure. Le sujet commence par
poser la règle dans la direction qu'il considère
comme horizontale ou verticale. Il faut veiller à ce que
la règle et la main qui la tient soient écartées
du papier aussitôt qu'une ligne a été tracée.
Il en va de même de la main droite et du crayon. De cette
façon, on est sûr que toute nouvelle direction tracée
ne subit pas, par l'intermédiaire des mains, l'influence
de celle qui a été tracée précédemment.
Lorsqu'il s'agissait de reproduire
des directions sagittales et transversales, on fixait la feuille
sur une table ayant une surface exactement horizontale; le sujet
était assis, ayant la tête et la partie supérieure
du corps redressées. On lira plus loin (§ 6), les
expériences qui ont été faites dans le but
d'établir, si les lignes droites tracées de la sorte
correspondent réellement à la direction sagittale.
On y trouvera également une discussion sur le mode d'interprétation
des dessins obtenus. Ces dessins permettent de mesurer exactement
les modifications que les conditions imposées aux expériences
impriment aux trois facteurs que nous venons d'énumérer.
Le simple aspect du dessin renseigne déjà sur le
sens de l'erreur dans chaque direction.
Pour mesurer cette erreur, il suffit de porter sur la feuille de papier, après chaque expérience, la direction normale. Les angles que forment entre elles les deux verticales avec les deux horizontales, etc., correspondent d'une façon générale, à l'intensité de l'erreur. On reconnaît le plus souvent cette intensité, par le simple aspect du point de croisement des lignes verticales et horizontales, ou sagittales et transversales qui ont été tracées dans l'obscurité; il suffit de considérer la grandeur de l'angle que ces lignes forment respectivement entre elles. Ces grandeurs des angles qui sont indiquées partout sur les figures ne doivent pourtant pas être considérées comme la mesure absolue de l'intensité des erreurs. Les premières expériences notamment ont déjà montré que les intensités des erreurs, dans les mêmes conditions expérimentales, ne sont pas nécessairement proportionnelles aux grandeurs des angles. Il arrive aussi que ces grandeurs n'indiquent pas toujours d'une façon exacte le sens de l'erreur. Mais même dans le cas où le sens des erreurs est identique et où leurs intensités sont proportionnelles les unes aux autres, les grandeurs des angles de croisement ne peuvent pas toujours servir de mesure pour ces intensités; celles-ci peuvent rester égales à 90° ou être à peine inférieures à 90°, alors que l'erreur a été très grande. Ces grandeurs, d'angles nous renseignent notamment sur les rapports qui existent entre les erreurs dans les différentes directions, c'est-à-dire sur le facteur le plus important, et pour nous, le plus instructif. L'étude des erreurs de direction chez l'homme présente un intérêt considérable, parce qu'elle est surtout de nature à nous éclairer sur le mécanisme de la formation de nos représentations du temps et de l'espace. Le fait de savoir dans quel sens nous nous trompons, dans des circonstances données, sur telle ou telle direction, est sans doute déjà intéressant en lui-même, mais ceci ne nous indique ni dans quel organe se forment les sensations de direction, ni comment de 1a perception des différentes directions naît notre représentation d'un espace à trois dimensions.
[NdE. La "Personne C" dont de Cyon présente
ensuite les résultats de test n'est autre que de Cyon lui-même,
ce qui explique une certaine incohérence entre ses résultats
et ceux qui sont décrits actuellement à partir d'études
statistiques]
Les erreurs
de perception se produisant dans les positions obliques de la
tête, et tout particulièrement lorsqu'elle est inclinée
sur l'épaule droite ou gauche, ont déjà souvent
attiré l'attention des savants.
(...) L'étude
des influences que les rotations de la tête, et par conséquent
des deux labyrinthes, exercent sur nos perceptions de direction,
présente un intérêt tout particulier. Déjà,
lors des reproductions des expériences d'Aubert par Nagel,
Sachs et Meller, etc., il apparut que le degré d'inclinaison
de la tête sur l'épaule droite ou gauche est de nature
à exercer une influence incontestable sur la production
de l'erreur, ainsi que sur l'intensité de l'obliquité
apparente de la ligne verticale dans l'obscurité (fig.
1).
FIG. 1 - Personne C AV et AH indiquent les deux directions avec la tête droite dans l'obscurité. Les déviations des angles du croisement = 0,5°. LV et LH dans l'inclinaison de la tête vers l'épaule gauche. RV et RH inclinaison vers l'épaule droite. Les déviations de l'angle droit de 90° sont 2° et 3° (les chiffres 90,5 et 89,5 de la ligne LH appartiennent à la ligne AH). |
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Nous allons reproduire
tout d'abord quelques figures, représentant les erreurs
les plus fréquentes, observées au cours des rotations
de la tête autour de l'axe vertical. Ainsi qu'on le voit,
les lignes verticales ne s'écartent que peu de la direction
normale, en tout cas pas plus que dans l'obscurité et dans
la position droite de la tête: l'écart se fait dans
le même sens pour les deux rotations, et ce sens coïncide
avec celui de l'erreur, que je commets généralement
lorsque je dessine dans l'obscurité, même en tenant
la tête droite. Comme je viens de le dire, je fais d'habitude
le même écart de la verticale, quoique à un
degré moindre, lorsque je dessine à la lumière.
Les lignes
horizontales accusent, surtout dans la rotation de la tête
à droite, un écart plus considérable, mais
cet écart se fait encore, lors de la rotation à
gauche, dans le même sens que quand la tête conserve
la position droite. La figure 9 montre les écarts que je
commets, lorsque le corps tourne autour de l'axe vertical en
même temps que la tête, c'est-à-dire dans
une position telle que dans la rotation à gauche c'est
le côté droit du corps et dans la rotation à
droite le côté gauche qui se trouve en face de la
feuille de papier destinée à recevoir les dessins.
Ainsi qu'on le voit, les écarts par rapport aux directions
s'opèrent alors, exactement dans le même sens que
lors de la rotation de la tête seule.
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FIG. 9 - Personne C. Rotation de la tête et du corps autour de l'axe vertical.
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