Da Cunha s'est définitivement tu le premier Novembre 2000 à Lisbonne après plus d'une année de lucidité occupée à parler envers et contre tout de la passion de sa carrière. Il avait même organisé son chant du cygne qui aurait dû avoir lieu les 17 et 18 Novembre 2000: "il Curso Post-Graduado de Posturologia Clinica".
Parler, prendre la parole était comme inscrit dans ses gênes lorsqu'il est né le 25 Juillet 1928 à Viseu, Casa do Cruzeiro, descendant d'une lignée de nobles portugais, juristes et humanistes, plus habiles à manier le verbe que l'épée. Et nous aimions le taquiner sur son insatiable appétit de parole! Un soir de congrès à Amsterdam alors que nous dînions dans un restaurant indonésien, notre petit groupe fut saisi d'étonnement: Martins Da Cunha ne disait pas un mot! Les questions se mirent à fuser sous cape tout autour de la table: qu'est-ce qui se passe? On n'a jamais vu cela, Da Cunha ne dit rien!... C'étaient tout simplement les piments indonésiens qui avaient eu raison de sa verve, dès les premières bouchées! Mais ils étaient corsés Il faut le reconnaître!
Ce verbe vigoureux, Da Cunha l'a mis au service de la Posturologie qui devint peu à peu la deuxième passion de sa vie. Au début de ses études de médecine on ne parlait pas de posture à la Faculté et lorsque Da Cunha est parti en Angola organiser le service de médecine physique et rééducation de l'hôpital militaire de Luanda (1963-1965), il n'était pas encore éveillé à ce nouveau regard sur les patients. Mais à son retour à Lisbonne, en attendant un nouveau poste, il a remplacé le docteur Carpinteiro et ce médecin portugais, spécialiste de médecine physique, lui a ouvert les yeux, Da Cunha le reconnaissait formellement. Carpinteiro les voyait tout dégingandés ses patients rachialgiques et Da Cunha découvrait que c'était vrai. Carpinteiro prescrivait à ses clients toute une série d'exercices physiques pour les remettre d'aplomb et Da Cunha constatait que çà marchait! Retrouver une belle apparence grâce à la reprogrammation posturale (fig.1) et ne plus souffrir allaient de pair! Quelle merveille Mais aussi quelle question! Comment la morphologie était-elle, à ce point, liée à la nociception?
A partir de cette époque, on peut dire que Da Cunha est habité par une soif presque frénétique de comprendre. Il entreprend des voyages d'études un peu partout en Europe et en Amérique, chez le Pr. Guttman à Ailsbury, le Pr. Trueta à Oxford, le Dr Chodera au Queen's Mary hospital de Rohampton, le Dr Garcia à Madrid, le Pr Cesarani à Milan, Rabishong à Montpellier, Brodin à Stockholm, Baron à Paris, Hamonet à Créteil, Sherwood à Houston, Chantraine à Genève, Sibilla à Milan, Berthoz au Collège de France. Partout il reste le temps qu'il lui faut pour bien comprendre les réponses, partielles, à ses questions. Parfois, il revient même plusieurs années de suite pour mieux comprendre, comme chez Baron à Sainte-Anne. C'est là que je l'ai rencontré pour la première fois, sans comprendre du tout pourquoi il venait nous voir. Nous travaillions à cette époque les sensations vertigineuses des traumatisés du crâne et il venait nous montrer tout en tas de diapositives de patients rachialgiques, plus ou moins bancals En quoi cela pouvait-il bien nous concerner? Et lui aussi faisait parfois porter des prismes à ses patients tordus, en plus de la reprogrammation... Et il disait qu'il les guérissait. Vraiment ce Da Cunha était insaisissable!
FIG. 1 - Fac-similé d'une ordonnance
de reprogrammation posturale, dessinée par Da Cunha lui-même.
Neuf exercices y sont schématisés:
1: Assis sur un siège bas, dos droit sans appui, pied gauche
surélevé de 20 centimètres, plan de travail
incliné à 22° pour lire, 60° pour l'écran
d'ordinateur (En haut et à gauche).
2: Debout contre un angle de mur, tête, épaules et
fesses appuyées contre cet angle, pieds écartés
du mur et parallèles, basculer le bassin jusqu'à
ce que la colonne lombaire soit au contact de l'angle du mur.
(A gauche)
3: Debout, pieds parallèles, le droit en arrière,
le gauche en avant, mains sur un dossier de chaise, basculer le
bassin en avant, tirer les épaules en arrière, la
tête en arrière et fléchie, mâchoire
inférieure propulsée en avant, expirer entre les
dents serrées. (Plus bas et plus au centre)
4: Couché à plat ventre, un oreiller sous les chevilles.
(En bas)
5: Couché à plat ventre, tête tournée
à gauche et inclinée vers les pieds, dos rond, cuisse
droite fléchie sur le bassin, genou, coude et main droite
en extension, cuisse, genou, coude et main gauche fléchis.
(En bas à droite)
6: Couché sur le dos, genou gauche fléchi, main
droite sous la nuque. (A droite un peu plus haut)
7: Couché sur le dos, pieds au sol, genoux fléchis,
mains sous la nuque, mâchoire inférieure propulsée
vers l'avant, incisives au contact, respirer à fond par
le nez, expirer entre les dents serrées (À droite,
au milieu)
8: Accroupi, pieds écartés et parallèles,
talons au contact du sol, tenir l'équilibre en s'accrochant
à un meuble. (Au centre)
9: Couché sur le dos, pieds et jambes sur une chaise; 5
minutes mains croisées sur la poitrine, 5 minutes mains
sous la nuque.
C'est
seulement des années plus tard que j'ai compris ce lien
que Da Cunha avait établi entre toutes les dysfonctions
du système postural fin, autour de la station debout et
de sa signification symbolique: les patients ont, soit du mal,
soit de la peine, à rester debout et les échos de
cette invalidité peuvent résonner très profondément
dans leur psyché. Il appelait cela le "Syndrome de
Déficience Posturale" (SDP) et nous continuons à
le faire.
Da Cunha a fouillé les rapports du système nerveux autonome au système postural par toute une série d'explorations de variations de la termographie faciale, de la pression artérielle, de la fréquence cardiaque, de la circulation encéphalique sous les effets de manipulations posturales. Il a aussi cherché à préciser l'observation morphologique des malades posturaux par la stéréométrie rachidienne, et à étudier leurs scotomes par la campimétrie computérisée. Par contre, il était plutôt brouillé avec la stabilométrie! Il avait bien acheté une plate-forme, mais l'informatique, les statistiques, cela ne lui convenait pas tellement. Son coup d'oeil de clinicien était génial et il n'avait pas besoin de s'embarrasser de machines pour savoir ce dont souffraient ses patients. Alors que nous discutons encore des critères de définition du pied d'appui, sans avoir réussi jusqu'à présent à nous mettre d'accord, lui le désignait au premier regard, sans aucune hésitation. Nous n'avons pas compris comment il faisait et lui n'arrivait pas à nous l'expliquer. C'était tellement évident à ses yeux! Mais il se rendait compte que les gens autour de lui ne comprenaient pas toutes ses intuitions et il en a souffert dans les dernières années de sa vie, il avait l'impression qu'il emporterait dans son dernier silence beaucoup trop de secrets qu'il aurait aimé partager.
Je ne voudrais pas terminer cet affectueux hommage à Da Cunha sans me tourner vers celle qui l'a accompagné tout au long de sa vie. Lorsqu'on rencontre un grand homme, il faut chercher la femme qui lui a permis d'atteindre la plénitude de sa dimension, et elle a bien le droit qu'on lui dise aussi merci.