L'émergence de la Posturologie dans l'univers de la médecine scientifique

Pierre-Marie GAGEY

Introduction

     Le discours des posturologues est surprenant. Qu'un dentiste posturologue, par exemple, puisse dire: "Vous tous qui avez du mal à tenir debout, soit que vous titubiez soit que vous souffriez dans cette posture, venez me voir, je placerai quelques dixièmes de millimètre de plastique entre vos dents et vous serez bien dans votre corps." cela pose questions… Plus aux médecins d'ailleurs, qu'aux non-médecins. Les non-médecins savent qu'ils ne savent pas, alors pourquoi seraient-ils étonnés d'apprendre des choses nouvelles? Mais les médecins, eux, ont d'autant plus de raisons d'être surpris qu'ils sont plus cultivés; plus ils en savent plus ils savent que rien dans leur discipline n'est cohérent avec le discours de la Posturologie; ils ne peuvent donc que le critiquer… ou se critiquer…; mais plus ils ont réussi leur carrière moins ils ont de raisons de se critiquer… Alors chacun peut comprendre que l'émergence de la Posturologie dans l'univers de la médecine scientifique ne soit pas politiquement simple [1]. Heureusement les malades posturaux existent, eux, réellement…

La dialectique de la Raison et du Réel

     Mais ce n'est pas davantage la simplicité qui caractérise les rapports du réel et de la raison!… Ce domaine est si étendu, si compliqué qu'on ne sait par où l'aborder. Toutes les sagesses, toutes les philosophies y ont nécessairement touché, chacune dans son langage, chacune dans sa problématique… Alors laquelle choisir?

     Une vieille fable chinoise exprime joliment la distance qui caractérise ce rapport entre la raison et le réel: Deux hommes, appuyés sur la rambarde d'un pont, regardent ensemble couler l'eau de la rivière. Elle est claire et très poissonneuse.

"Je pense que les poissons sont heureux!" s'exclame le premier,

"Comment peux-tu penser que les poissons sont heureux, tu n'es pas dans leurs écailles?" lui lance le second,

"Et toi qui n'es pas dans ma peau — répartit le premier — comment peux-tu penser que je ne peux pas penser que les poissons sont heureux?"

     Effectivement les choses sont ce qu'elles sont, indépendamment de ce que l'homme en pense… Mais l'histoire nous montre que cette distance n'est pas irréductible; la pensée de l'homme rejoint progressivement la logique du réel dans une démarche qui a pu être qualifiée de "dialectique". L'usage d'un concept fait apparaître la nécessité de son contraire sans pour autant fournir immédiatement le principe rationnel qui permet de réunir les thèses opposées. C'est exactement ce qui s'est passé dans l'histoire de la Posturologie. La réalité posturale s'est d'abord imposée aux cliniciens à travers la négation du concept de lésion anatomique. Mais la reconnaissance clinique de la maladie posturale n'a pas, d'elle-même, fourni les principes supérieurs d'une synthèse. Et comme les principes de la Posturologie sont l'antithèse des bases couramment admises de la médecine, son émergence logique dans l'univers de la médecine scientifique a été tortueuse, difficile, laborieuse, au point de durer plus d'un siècle, jusqu'à ce que la physique et les mathématiques modernes viennent à son secours.

Thèse et antithèse: L'opposition des principes

     Au milieu du XIXe siècle, le rationalisme ambiant qui définit les concepts fondamentaux de la médecine scientifique est formellement opposé au développement de la Posturologie. Dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, sûr que le principe du déterminisme évince de la science les faits indéterminés et irrationnels, Claude Bernard écrit: "Un fait dont le déterminisme n'est point rationnel doit être repoussé de la science." sans remarquer, apparemment, que cette sentence comporte une pétition de principe. Lorsque les a priori rationnels du savant lui servent à décider si les faits qu'il observe sont ou non scientifiques, sa science risque bien de n'être plus que le reflet de ses a priori…

Le principe de causalité

     Or les a priori de la raison du XIXe ne sont pas parfaits. Par exemple on ne connaît à cette époque qu'une seule sorte de causalité, celle qui se manifeste avec un lien de proportionnalité entre les causes et les effets; la causalité des systèmes linéaires, dirions-nous aujourd'hui. Claude Bernard raconte lui-même qu'il avait d'abord rejeté dans la catégorie des irrationnels ses observations sur les effets du venin de crapaud tant qu'il n'avait pas remarqué que ces effets étaient dose-dépendants. Seule la découverte d'une proportionnalité entre la quantité de venin injectée et les effets observés l'a convaincu d'accepter de ranger ces observations parmi les faits scientifiques. Or la Posturologie s'intéresse à un type particulier de système où les effets ne sont pas proportionnels aux causes, un système aujourd'hui dit "non linéaire". Pour un esprit du XIXe les phénomènes posturaux sont à classer parmi les irrationnels.

Le principe de réalité

     Pour s'opposer aux excès de la scolastique, les rationalistes du XIXe en appelaient au principe de réalité: "Le scolastique impose son idée comme une vérité absolue… L'expérimentateur, plus modeste, pose au contraire son idée comme une question… qu'il confronte à chaque instant avec la réalité au moyen de l'expérience." écrivait encore Claude Bernard dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Mais la raison du XIXe ignore que le réel est espace-temps. Le temps, à cette époque, n'a pas de "dimension" au sens physique du terme, il apparaît seulement comme un être de raison destiné à ordonner la série des événements. Le temps est le "nombre du mouvement selon l'avant et l'après" comme on dit depuis Aristote. La réalité de cet être de raison est questionnable, questionnée, et même d'autant plus questionnée que le temps ne tombe pas sous les sens: le passé, le présent et le futur ne peuvent être perçus simultanément comme l'espace. Ce qui rend présent dans l'instant le passé et le futur c'est l'intelligence de l'homme; elle seule est le lieu de l'histoire, le seul lien entre le passé et le futur dans le moment présent. Si bien que le réel qui s'impose à l'expérimentateur du XIXe n'est pas d'abord le temps mais d'abord l'espace sensible et tout ce qu'il contient. Ce que l'on voit, ce que l'on touche, ce que l'on peut manipuler, voilà la réalité. Or la Posturologie s'intéresse à des phénomènes dont le support et les causes se situent dans le temps plus que dans l'espace. Pour un esprit du XIXe les maladies posturales dégagent comme un parfum d'irréel.

Le concept de lésion et son contraire

     Dans ce "réel" du XIXe qui privilégie l'espace, l'anatomie est la base de la médecine. Un organe, une fonction, une lésion, un tableau clinique… Contre les vitalistes qui font appel à des principes invérifiables pour rendre compte des maladies, l'anatomie fournit le concept de "lésion", véritable pierre de touche de l'objectivité de la maladie, car on peut la vérifier, elle.

La lésion triomphe en Neurologie

     Entre 1860 et 1870, ce concept de lésion se révèle d'une fécondité extraordinaire pour structurer une partie des maladies du système nerveux central. Connaissant les signes et les symptômes d'une maladie, connaissant l'anatomie du système nerveux central, le médecin peut en déduire où se situe la lésion et le vérifier au cours de la nécropsie… En moins de dix ans l'essentiel de la Neurologie est construite, principalement à Paris par l'équipe de la Salpêtrière autour de Jean-Martin Charcot.

L'absence de lésion comme question

     Après la guerre de 1870, après la révolution de la Commune, qui représentent une pause dans l'activité intellectuelle de cette équipe, ce n'est plus la lésion qui structure la recherche, mais la "non-lésion". Que sont donc ces maladies du système nerveux central sans lésions? Cette question qui ne pouvait pas être posée avant 1860 — elle n'aurait pas eu de sens — est maintenant présente dans les esprits de tous les membres de l'équipe de la Salpêtrière et de tous ceux qui la visitent.

Vers la Psychanalyse

     Jean-Martin Charcot, encore lui, et Joseph Babinski montrent que certaines de ces maladies du système nerveux central sans lésions sont des maladies psychologiques car il est possible de susciter leur apparition par des techniques psychologiques, comme l'hypnose. Sigmund Freud qui assiste à ces démonstrations poursuivra jusqu'à sa mort l'étude de ces névroses et de leur traitement par la psychanalyse.

Vers la Posturologie

     Joseph Babinski, lui, poursuivra une autre piste, qu'il ne mènera pas à son terme. A côté des maladies neurologiques qu'il connaît parfaitement puisqu'il a participé à leur description, à côté des maladies psychologiques qu'il a beaucoup étudiées avec Charcot, il soupçonne l'existence d'un autre type de maladies du système nerveux central qui n'appartiennent ni au pithiatisme ni à la neurologie puisqu'elles ne correspondent pas à des lésions [2]. Cette intuition concernait-elle les maladies posturales? Rien n'est moins sûr…

     Il est sûr par contre que Pierre Marie a modéré la première assemblée de neurologues qui ait reconnu une maladie posturale. Cette réunion de la société de Neurologie a été convoquée en pleine guerre, 1916, en présence du Ministre des armées, car les médecins sous les drapeaux rencontraient un problème avec les "poilus" blessés du crâne. Le plus grand nombre de ces blessés se plaignaient de troubles subjectifs (sensations vertigineuses, troubles visuels, instabilité, céphalées, etc.) auxquels on ne pouvait trouver le moindre support anatomo-clinique. Alors de quoi s'agissait-il? "Quelle est la nature de ces troubles subjectifs? Quel est leur degré de gravité? Quelle conduite faut-il tenir vis à vis de ces blessés, une fois la cicatrisation de leur plaie achevée? [3]" Tous les grands noms de la Neurologie participent à cette réunion et donnent à tour de rôle leur opinion sur ces questions formulées par Pierre Marie. Toutes les hypothèses sont évoquées... Un consensus se dégage, unique mais extraordinaire; Pierre Marie le rapporte en ces termes: "Chez tous ces sujets, les descriptions des troubles qu'ils éprouvent sont absolument identiques et faites avec les mêmes expressions. Bien évidemment, il ne peut s'agir là d'une leçon apprise." L'intersubjectivité fonde l'objectivité!… Un principe philosophique conduit cette assemblée de neurologues à reconnaître la réalité de cette affection par ailleurs sans support anatomo-clinique, étonnant…

En l'absence de synthèse

     1916 marque un tournant. L'usage du concept de lésion a fait apparaître la nécessité de son contraire. Le concept et sa négation — lésion et non-lésion — cohabitent maintenant le réel des maladies du système nerveux central. Mais rien ne justifie alors cette cohabitation des contraires, on peut seulement la constater, essayer de la sauvegarder?

     En fait tenir l'un sans lâcher l'autre, la position est intellectuellement inconfortable, elle sera vite abandonnée dans le pratique quotidienne des médecins, au moins pour les "troubles subjectifs consécutifs aux blessures du crâne". Comme le titre de la communication de Pierre Marie comporte le terme de "subjectif", on oubliera très vite la dialectique subtile qui présidait au consensus de la réunion de 1916 pour ne retenir que l'idée d'un syndrome subjectif. On parlera du "syndrome subjectif des traumatisés du crâne de Pierre Marie" alors que Pierre Marie ne lui a jamais donné de nom et surtout pas celui-là. Pendant de longues années ce syndrome subjectif va devenir quelque chose de tellement subjectif que sa réalité ne sera plus reconnue, surtout pas par les assurances d'ailleurs!… Beaucoup d'articles ont été écrits sur ce fameux syndrome subjectif des traumatisés du crâne au cours du XXe siècle — il n'y a guère de sujet qui ait suscité autant de parutions — et leur lecture était réconfortante: on en retirait l'impression qu'on n'était pas le seul à ignorer le pourquoi des choses…

Synthèse du temps et du chaos

     Le 'pourquoi des choses' a commencé à se manifester lorsqu'on a compris que l'homme tenait debout grâce à un système de contrôle en rétroaction [4]. Le système postural surveille la position du sujet dans son environnement pour éventuellement corriger rapidement tout écart par rapport à sa position moyenne. La logique d'un tel système s'inscrit donc dans le temps puisque ce qui se passe à l'instant t dépend de ce qui s'est passé à l'instant t-1, autrement dit:

X[t] = ƒ(X[t-1])

     Or ces séries temporelles d'événements enchaînés appartiennent au domaine des systèmes dynamiques non linéaires [5] qui sont très "fragiles", leur déroulement harmonieux peut être considérablement perturbé par une modification mineure d'un facteur de la fonction. Cette absence de proportionnalité entre une cause et ses effets a été décrit comme l'effet papillon du chaos par Lorentz: "Un papillon bat des ailes au Brésil et une tornade se déclenche au Texas. [6]" Chacun peut vérifier cet effet papillon en étudiant les solutions de l'équation logistique:

X[t] = Q.X[t-1](1-X[t-1])

     Il suffit d'introduire une petite variation de la valeur du coefficient Q pour que la solution de l'équation passe d'une droite (Q=2,79) à une sinusoïde (Q=3,4) puis à un tracé qui semble aléatoire (Q=4) alors qu'en fait il est parfaitement déterminé par une fonction très simple.

     Donc si l'on accepte avec un certain nombre de physiciens contemporains que le temps a une dimension physique, on accepte nécessairement qu'une causalité puisse se développer dans cette dimension, indépendamment des trois autres et cette causalité présente la particularité de ne pas être nécessairement proportionnelle.

     Les oppositions logiques à l'émergence de la posturologie dans le domaine de la médecine scientifique se trouvent donc résolues grâce aux progrès de la physique et des mathématiques.

Conclusion
     Il y a comme un va-et-vient entre la logique des hommes et la logique du monde dans cette histoire de la Posturologie. D'un côté le réel impose sa loi à l'esprit de l'homme qui ne peut comprendre que dans la mesure où il modèle sa logique sur la logique du réel; l'espace-temps et les systèmes dynamiques non-linéaires en sont ici un exemple. D'un autre côté la logique de l'homme le dirige correctement dans la direction du réel avant même qu'il ne le comprenne. Il est quand même remarquable que la maladie posturale ait été reconnue au nom du critère de vérité de la logique majeure par des médecins qui n'étaient même pas capables de nommer ce dont ils affirmaient la réalité.

     Plus que la rigueur dont on nous rabâche les oreilles, plus que le savoir qui étouffe les cerveaux encyclopédiques, nous pensons que c'est bien ce dialogue entre la raison et le réel qui caractérise la manifestation de l'esprit au cours de l'histoire. Certains veulent appeler cela la science, dans certain domaine pourquoi pas ?

Bibliographie

[1] CAMBIER J. (1993) Sur la valeur médicale du bilan posturologique réalisé par stabilométrie clinique informatisée normalisée. Bull. Acad. Natle méd., 177, 1487-1489.
[2] BABINSKI J., FROMENT J. (1918) Hystérie-Pithiatisme & troubles nerveux d'ordre réflexe. Masson, Paris, 2ième édition.
[3] Marie P. (1916) Les troubles subjectifs consécutifs aux blessures du crâne. Revue de Neurologie, 4-5: 454-476 [Ce texte fondamental et sa traduction anglaise ont été mis sur notre site Web avec d'autres textes anciens concernant la Posturologie (http://perso.club-internet.fr/pmgagey/Index.htm)]
[4] NASHNER L.M. (1970) Sensory feedback in human posture control. Thèse de Sciences. M.I.T., Cambridge.
[5] MARTINERIE J., GAGEY P.M. (1992) Chaotic analysis of the stabilometric signal. In M.Woollacott & F. Horak (Eds) Posture and gait: control mechanisms. University of Oregon Books (Portland), Tome I: 404,407.
[6] LORENZ E.N. (1993) The Essence of Chaos. UCL Press, London.