Plaidoyer pour une certaine épistémologie


(Introduction à la leçon inaugurale de Posturologie clinique donnée à l'Université Sapienza de Rome le 27 novembre 1999)

par Pierre-Marie Gagey

Institut de Posturologie, Paris

 

Je déteste enseigner.


    Si je suis ici aujourd'hui, c'est pour le docteur Alfredo MARINO. Je pense que ce qu'il fait en Posturologie est bien, que son action mérite d'être soutenue.


    Mais je déteste enseigner car cela vous place dans une situation très ambiguë à l'égard de la connaissance. Le professeur risque d'apparaître comme celui qui sait et qui vient transmettre son savoir et par là conférer un certain pouvoir aux étudiants. Cette image du professeur, à vrai dire assez traditionnelle, est parfaitement odieuse tellement elle est réductrice. La réalité de la connaissance déborde, heureusement, cette triste image.


    Alors pour lever toutes ambiguïtés, permettez-moi de vous dire d'abord comment je vois cette aventure de la connaissance, pour que nous puissions faire réellement un bout de chemin ensemble.


    Ces réflexions seront assez mal exprimées, je m'en excuse à l'avance, je ne suis pas un philosophe de métier, mais même mal dites je pense qu'il faut qu'elles soient dites.


Le savoir c'est rasoir.


    Le savoir c'est rasoir!... Tout juste bon à alimenter les ritournelles que les bonzes de la «Science» iront répétant sans cesse, sans se lasser...


    Le savoir, c'est rasoir! Ce qui vous intéresse le plus n'est pas ce que j'ai fait ou ce que d'autres ont trouvé en Posturologie mais ce que VOUS, vous ferez, ce que VOUS, vous découvrirez. Alors comme je ne suis pas venu pour vous ennuyer, parlons de ce qui vous intéresse le plus, parlons de cet avenir.


Le bon choix


    Votre futur sera à la hauteur de votre intelligence. Coluche1 disait plus crûment: «L'intelligence c'est comme un parachute, quand on n'en a pas on se casse la gueule.» Et il avait raison. Puisque vous voulez réussir, puisque vous êtes plein d'ambition, votre premier travail doit être de développer votre intelligence et non votre savoir! Ne vous trompez pas de direction.


    Le savoir est un avoir. Le savoir est de l'ordre de la possession. Par ses richesses, par sa profusion, par sa surabondance, le savoir étouffe l'esprit. Pour faire respirer votre esprit, pour lui permettre de vivre librement, débarrassez-vous de votre savoir, devenez pauvres de «Science», fuyez le domaine du connu et allez du côté de l'inconnu.


    La vie de l'esprit, la dynamique de l'intelligence ne consiste pas à répéter sans cesse ce que nous avons reçu de nos maîtres, mais à lier des liens nouveaux qui n'avaient jamais été noués.


1 Coluche: Comique français, initiateur des "restaurants du coeur", décédé le 19 juin 1986.



L'inconnaissance


    Cherchez ce que vous ne savez pas, cherchez ce que nul ne sait, scrutez l'inconnu. La matière à comprendre, à intelliger, vous la trouverez dans ce champ d'inconnaissance, et là, au milieu de l'inconnu, vous trouverez aussi votre force. Car lorsque l'esprit perd ses repères, lorsque sa route n'est plus balisée, lorsqu'il ne sait plus où aller, alors l'esprit s'angoisse et se met à chercher. N'ayez pas peur d'avoir peur de ne pas savoir: l'ignorance est la puissance du savant.


La frontière de l'inconnaissance


    Cherchez ce que vous ne savez pas, cherchez ce que nul ne sait, en vous aidant du savoir... C'est son seul intérêt, mais il est réel. Le savoir dessine la frontière mouvante du champ d'inconnaissance et par là il désigne à l'esprit sa patrie. C'est le seul intérêt qu'on puisse reconnaître au savoir.


    Cette limite du champ d'inconnaissance est mouvante. Chaque génération la repousse... Un peu. Constamment elle est modifiée par une poussée de l'Histoire. Alors ne soyez pas en retard sur les événements. Sachez à quel moment de l'Histoire vous vous situez. Connaissez l'histoire de la science qui vous occupe, cette donnée, capitale, vous permet de réaliser votre juste situation à la limite entre le connu et l'inconnu.


    Ce que les autres ont trouvé n'a aucun intérêt, sauf de vous indiquer dans quelle direction il vous faut chercher. Le savoir, c'est rasoir. Tout juste bon à alimenter les ritournelles que les bonzes de la «Science» iront répétant sans cesse, sans se lasser. Mais il a au moins un intérêt, celui de nous faire poser les bonnes questions.


Chance et malchance des médecins


    Les médecins et thérapeutes ont de la chance - d'un certain côté - car notre ignorance dans le domaine médical est monstrueuse!... Il y a beaucoup à chercher. Il y aurait beaucoup à trouver. Il y «aurait»... Car la malchance des médecins et thérapeutes d'aujourd'hui est de vivre dans une société bouffie de l'orgueil de sa «Science», et qui cherche à nous enfermer dans les limites de son savoir actuel. À tous ceux qui tentent de sortir des ornières de l'ignorance on oppose des références médicales dictées par «ceux qui savent». Comme si l'esprit ne soufflait pas où il veut. Comme si le critère de vérité était l'autorité et non le devenir de l'évidence à travers les consciences de soi.


Parce que je crois en l'esprit


    Parce que je crois en l'esprit, je conçois le devenir de la connaissance comme une démarche démocratique dont nul n'est exclu, dont nul ne serait larbin ou prophète. Nous sommes tous égaux au regard de notre ignorance collective (même si «certains sont plus égaux que d'autres...»). Nous sommes tous invités à participer à cette poussée de l'Histoire pour faire reculer les limites de l'ignorance.


    Parce que je crois en l'esprit, je pense qu'il est urgent que nous disions tous, tous nos phantasmes pour les soumettre à la critique du groupe. Il n'y a pas d'objectivité de la «Science», mais seulement une intersubjectivité de la connaissance. Notre objectif vise un discours clair, précis, cohérent; dont l'efficacité n'est qu'une retombée annexe, d'ailleurs bien difficile à juger.


    Parce que je crois en l'esprit, je ne viens pas vous enseigner, mais seulement faire un bout de chemin avec vous sur la route de la connaissance.

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