Tadashi FUKUDA (1910-1986)
Par Pierre-Marie GAGEY

     Le mythe de Tadashi FUKUDA précédait le personnage, tant ses élèves et les élèves de ses élèves répétaient son histoire. Il était l’Étudiant de la Kyoto imperial University, le resident E.N.T. — traduisez l’interne en otorhinolaryngologie — qui avait relevé le défi d’interpréter cliniquement le livre de R. MAGNUS et de marquer ainsi du sceau de la pensée japonaise la pratique de la médecine internationale.

     Son patron de thèse, Teiji HOSHINO, avait rapporté de son séjour en Europe un exemplaire de ‘Körperstellung’ qu’il n’avait pas eu le temps de lire, seulement de feuilleter, mais ses nombreuses illustrations d’animaux, saisis dans toutes sortes de postures, lui avaient donné l’idée, cocasse, de proposer à FUKUDA de faire sa thèse sur les postures des judokas à la lumière des travaux de MAGNUS et de HIRSCH. Ainsi commença l’histoire mythique de notre héros...

     Pendant des heures et des heures dans la bibliothèque de la Faculté, il souffrit en lisant, relisant et re-relisant le livre de MAGNUS… sans rien comprendre. D’abord ce livre était écrit en allemand. Ensuite FUKUDA, piètre élève en anatomie, dut reprendre entièrement ses études du système nerveux central. Enfin et surtout, personne ne lui proposait de méthode pour étudier la posture. Alors, pour avancer dans ce domaine d’inconnaissance, FUKUDA se dépouille de toutes les formes traditionnelles, occidentales, de pensée médicale. Il sort de la bibliothèque, se promène dans les rues et, tel un nouvel HOKUSAI, observe les jeux des enfants pour — lui aussi — en saisir les dynamiques posturales, dans le dessein de comprendre pourquoi elles ont un rapport avec les dessins de MAGNUS, comme Koichi NISHIHATA lui en a fait la remarque.

Katsushika HOKUSAI (1760-1849) Cahier de croquis

    Et voilà qu’au petit matin d’une journée d’hiver ensoleillée, dans la chaude bibliothèque de tous ses désarrois, dont les vitres étaient couvertes de buée, comme il le raconte, soudain FUKUDA imagine le test qui va tout débloquer, le test d’écriture les yeux bandés. «Pour la première fois, j’avais trouvé les ailes qui me permettaient de voler par moi-même ; une à une s’ouvraient les portes du mystère devant lesquelles j’étais resté si longtemps désespérément bloqué.» C’est ainsi qu’il découvre ‘les deux phases du réflexe labyrinthique’. A côté des réponses réflexes aux stimulations vigoureuses utilisées par les otoneurologues, les irrigations de l’oreille avec de l’eau chaude et de l’eau glacée, les rotations sur fauteuil, aboutissant au décompte des réponses nystagmiques, il est possible d’observer tout simplement, sans la moindre stimulation vestibulaire, les réponses toniques des membres selon l’état actuel de l’oreille interne (nous dirions aujourd’hui du système postural).

    FUKUDA l’écrit dans sa thèse, Studies on dynamic postures, qu’il passe en 1944 (un an avant Hiroshima dont il ne m’a jamais parlé). En 1957, dans son livre, Statokinetic reflexes in Equilibrium and Movement, il reprend et développe ces idées. Mais alors, il a conscience d’être à l’origine d’une révolution de la pensée médicale. «Dans les autres pays, la pensée des médecins est piègée dans les cadres des théories otoneurologiques de BARANY» écrit-il. Il se vit donc lui-même comme un esprit libérateur à un niveau international… étonnant !

    D’autant plus étonnant que le personnage n’a rien d’un intellectuel… Il se définit lui-même comme un épicurien, disciple de LIN YU-T’ANG dont il a rencontré les œuvres en Chine, pendant qu’il y faisait la guerre !... FUKUDA avait décidé de faire sa médecine pour gagner beaucoup de sous et pouvoir jouir pleinement de la vie, mais absolument pas pour chercher la vérité en Médecine !… Il aimait tellement la vie, il en profitait tellement qu’il n’a pas pu s’empêcher de publier un livre pour raconter tous ses petits bonheurs… On le voit photographié avec son épouse — Kanai ! comme il l’appelait vertement (une grande dame !…) —, ses enfants, ses petits-enfants, un saumon qu’il vient de pêcher en pleine mer, ou bêchant son jardin un béret sur la tête. Le béret… car il avait un petit faible pour Paris et la France. De tous ses voyages à travers le monde, la seule photo qu’il publie est prise dans les jardins du Palais Royal de Paris. Et il aimait la baguette de pain, le saucisson et par dessus tout le bourgogne dont il se servait lui-même sans attendre qu’on constate que son verre était vide…

    La vie est fragile, aussi évanescente que la buée sur les vitres de la bibliothèque de l’université impériale de Kyoto !… Mais le bonheur, comme la beauté, n’a pas de rapport au temps, il faut s’en saisir quand il passe et en profiter. Cette philosophie que FUKUDA rapporte à LIN YU-T’ANG mais qui n’est pas sans relations avec «la voie de la faiblesse», c’est à dire avec le Judo, n’a pas empêché FUKUDA de vouloir comprendre à tout prix, et encore moins de savourer son succès mythique


Katsushika HOKUSAI (1760-1849) Manga

 

Bibliographie
Fukuda T. (1961) Studies on human dynamic postures from the viewpoint of postural reflexes. Acta Otolaryngol. (Stockh.) Supp. 161.
Fukuda T. (1981) Statokinetic Reflexes in Equilibrium and Movement. University of Tokyo Press (Tokyo)
Hirsch C. (1940) A new labyrinthine reaction. The waltzing test. Ann. Otol. (St Louis), 49, 232-236.
Magnus R. (1924) Körperstellung.
Springer (Berlin).

(La photo de Fukuda a été prise par Pierre-Marie Gagey, en 1981, lors d’une excursion de l’International Society of Posturography à Nara)