Histoire de la Posturologie


I. L'émergence d'une certaine logique du temps


Introduction

     L'histoire de la Posturologie nous raconte l'émergence d'une certaine logique du temps dans l'approche du réel. Non pas le temps de la science du XIXe qui "compte des instants, note des simultanéités, mais reste sans prise sur ce qui se passe dans les intervalles.", comme disait BERGSON. Mais un temps qui inclut la durée, la "continuation de ce qui n'est plus dans ce qui est." (Bergson H., 1922) Un temps à la manière de TAKENS qui n'hésite pas à mêler les instants successifs, sûr que la logique de la continuité nous invite à dépasser le pont aux ânes de la succession, pour mieux comprendre le réel.

L'erreur épistémologique

     Cette histoire, on peut la faire commencer en 1865 avec l'Introduction à l'Étude de la Médecine Expérimentale de Claude BERNARD.

     Pourquoi donc l'auteur a-t-il choisi un titre aussi alambiqué? Il n'est pas naïf. Il sait bien que, depuis les origines, la pensée des médecins s'est nourrie d'expérience clinique; il n'est pas question qu'il prétende les "introduire" à ce qu'ils pratiquent depuis toujours! Mais il les convie à un moment réflexif, à une "étude de l'étude" des maladies.

     Qu'a-t-il donc compris? Qu'est-il de si pressé à dire en ce milieu du XIXe? Claude BERNARD ne le dit nulle part Et, pourtant, cela suinte de tout son texte: il est urgent de réfléchir aux conditions de notre connaissance, si vous saviez ce que cela a pu m'apporter!

     Connaître, c'est établir un dialogue entre la raison et le réel, dit-il en substance: "Le scolastique impose son idée comme une vérité absolue. L'expérimentateur, plus modeste, pose au contraire son idée comme une question qu'il confronte à chaque instant avec la réalité au moyen de l'expérience." (Introduction à l'Étude de la Médecine Expérimentale, Première partie, chapitre deux, introduction) Il est difficile d'être plus clair.

     Pourtant rien ne justifie a priori la possibilité d'un tel dialogue: l'évidence première serait plutôt qu'une distance radicale sépare l'esprit humain du réel, comme le raconte joliment cette vieille fable chinoise:

      Deux hommes, appuyés sur la rambarde d'un pont, regardent ensemble couler l'eau de la rivière. Elle est claire et très poissonneuse.

     "Je pense que les poissons sont heureux!" s'exclame le premier,

     "Comment peux-tu penser que les poissons sont heureux, tu n'es pas dans leurs écailles?" lui lance le second,

     "Et toi qui n'es pas dans ma peau - répartit le premier - comment peux-tu penser que je ne peux pas penser que les poissons sont heureux?"

     Effectivement les choses sont ce qu'elles sont, indépendamment de ce que l'homme en pense... Alors, que la pensée de l'homme puisse, quand même, rejoindre la logique des choses, voilà bien la merveille dont il importe de comprendre la dialectique, pour mieux avancer dans la connaissance, nous dit Claude BERNARD.

     Reste, cependant, que traîne dans la pensée de l'auteur, un certain relent de rationalisme kantien. Bien sûr, pour Claude BERNARD, ce n'est pas la raison qui structure le réel au gré de ses exigences! Mais, si l'expérimentateur doit soumettre son idée aux faits, ce n'est quand même pas, selon Claude BERNARD, à n'importe quel fait, la raison garde le contrôle des opérations, précise-t'il "Un fait dont le déterminisme n'est point rationnel doit être repoussé de la science." (Introduction à l'Étude de la Médecine Expérimentale, Troisième partie, chapitre deux, §2) Évidemment! La science n'est pas un recueil de faits indéterminés et irrationnels. Mais, lorsque les a priori rationnels du savant lui servent à décider si les faits qu'il observe sont ou non scientifiques, sa science risque bien alors de n'être plus que le reflet de ses a priori!

     L'histoire de la médecine, pas seulement de la Posturologie, va se heurter de plein fouet à cette pétition de principe, à cette erreur épistémologique, à cet oubli que la logique du monde n'est pas notre logique. On verra, en certaine occasion, les médecins perdre pied; bousculés par un conflit entre leur rationalité et la réalité, ils ne sauront même plus où fixer les limites d'exercice de leur art. Il n'est pas si simple, en effet, d'entrer dans le jeu interactif du monde et de l'intelligence, de laisser le monde éduquer notre raison afin d'apprendre à mieux le comprendre.

Avant 1870: le triomphe de l'Anatomo-clinique

     A l'époque où Claude BERNARD publiait son Introduction à l'étude de la Médecine Expérimentale, l'équipe de la Salpêtrière, sous l'impulsion de Jean-Martin CHARCOT, structurait la nosologie des maladies du système nerveux central autour du concept anatomo-clinique. Ils découvraient que la représentation rationnelle dans l'espace de ces parties du corps permettait de tenir un discours cohérent entre leur organisation topologique, leur fonction et la clinique. Ainsi, en moins de dix ans, l'essentiel de la Neurologie fut décrit.

Logique spatiale et logique temporelle

     Ce fulgurant triomphe de l'anatomo-clinique reflète l'aisance avec laquelle l'esprit de l'homme manie la logique spatiale. Et il y a bien des raisons pour qu'il en soit ainsi. Non seulement l'espace tombe sous les sens, mais encore il y a des siècles qu'on a compris comment calculer l'aire d'un champ ou le volume d'un tonneau, comment mettre en équation une trajectoire sidérale. Ce qui se voit, ce qui se touche, ce qui se laisse manipuler dans l'espace, voilà le réel avec lequel la raison s'est construit au cours des siècles de fortes connivences.

     Il n'en est pas de même du temps qui apparaît comme un être de raison, sans réalité, simplement destiné à ordonner la série des événements: le temps est le "nombre du mouvement selon l'avant et l'après", comme on dit, depuis ARISTOTE. De ce fait, la réalité de cet être de raison est questionnable, questionnée, et même d'autant plus questionnée que le temps, lui, ne tombe pas sous les sens. Le passé, le présent et le futur ne peuvent pas être perçus simultanément, comme l'espace. Ce qui rend présent, dans l'instant, le passé et le futur c'est un acte d'intellection, seul lieu de l'histoire, seul lien entre le passé et le futur dans le moment présent. Alors, le temps fait-il partie du réel? On en doute fort à cette époque. KANT n'a-t-il pas écrit: "Le temps n'est pas quelque chose en soi, ni même une détermination objectivement inhérente aux choses." (Critique de la raison pure).

     Certains esprits, pourtant, commencent à se rendre compte de la pauvreté des concepts du temps. BERGSON, par exemple, écrit à un de ses amis: "Je m'aperçus, à mon grand étonnement, que le temps scientifique ne dure pas, qu'il n'y aurait rien à changer à notre connaissance scientifique des choses, si la totalité du réel était déployée tout d'un coup, dans l'instantané, et que la science positive consiste essentiellement dans l'élimination de la durée." (Lettre à PAPINI; écrits et paroles 2) Cette pauvreté conceptuelle sera au coeur des questions que les médecins vont commencer à se poser.

Après 1870: la question des maladies sans lésions

     Après 1870, en effet, la problématique change dans le groupe des premiers neurologues; le projet de décrire de nouvelles entités anatomo-cliniques passe au second rang, derrière la question du moment, celle qui hante et stimule tous les esprits: Que sont donc ces maladies du système nerveux central qui ne s'accompagnent pas de lésions anatomiques?

     Une première réponse s'ébauche avec l'hystérie. Comme la crise hystérique peut être déclenchée par une séance d'hypnose, CHARCOT y voit une preuve que ces maladies sans lésions peuvent être des atteintes psychologiques. FREUD est alors à Paris; il participe à ces consultations magistrales sur l'hystérie, animées par CHARCOT; il participe à cette histoire, il la fait avancer, et cela le mène à penser le temps sous un aspect tellement nouveau, qu'il ne sait même plus s'il convient encore de l'appeler 'temps': "Les processus du système inconscient sont intemporels - écrit-il dans L'inconscient (1915) - c'est-à-dire qu'ils ne sont pas ordonnés temporellement, ils ne sont pas modifiés par le temps qui passe, ils n'ont en somme aucun rapport au temps." Aucun rapport en tout cas avec le temps du PARMÉNIDE qui emporte tout dans sa fuite: "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", disait le philosophe. Reprenant cette image, la nouvelle logique du temps préciserait: jamais deux fois dans le même fleuve, si l'on considère l'eau qui s'écoule, mais le fleuve peut-il être réduit à l'eau qu'il charrie à l'instant t? Le temps du fleuve comme le temps de l'inconscient nient le principe de non-superposition, qui caractérise la chronologie, et s'étalent dans une durée qui accumule les effets des événements. C'est dans et par l'histoire que s'organise notre recherche du plaisir, au gré de ce qui se passe, en nous et autour de nous, sans nécessité.

     FREUD découvre, ainsi, qu'une nouvelle représentation rationnelle du temps permet de tenir un discours cohérent sur les névroses, sans faire la moindre allusion à une quelconque organisation topologique du système nerveux central.

     Les médecins ne se reconnaîtront pas dans cette nouvelle approche du réel, à telle enseigne que, aujourd'hui encore, quiconque peut soigner ces malades par la psychanalyse, sans être accusé de pratique illégale de la médecine. Mais alors, si les névrosés ne sont pas des malades, qu'est-ce donc que la maladie? Qu'est-ce que la médecine?

1916: Première reconnaissance d'une maladie posturale

     Pendant que Sigmund FREUD, à Vienne, étudie l'inconscient, à Paris Joseph BABINSKI poursuit une autre piste, qu'il ne mènera pas à son terme. A côté des maladies neurologiques qu'il connaît parfaitement, puisqu'il a participé à leur description, à côté des maladies psychologiques qu'il a beaucoup étudiées avec CHARCOT, il soupçonne l'existence d'un autre type de maladies du système nerveux central qui n'appartiennent ni à l'hystérie ni à la neurologie, comme il l'explique dans Hystérie-Pithiatisme & troubles nerveux d'ordre réflexe, écrit avec FROMENT (1918). Cette intuition concernait-elle les maladies posturales? Rien n'est moins sûr

     Il est sûr par contre que Pierre MARIE a modéré la première assemblée de neurologues qui ait reconnu une maladie posturale. Cette réunion de la société de Neurologie a été convoquée en pleine guerre - 1916 - en présence du Ministre des armées, car les médecins sous les drapeaux rencontraient de sérieux problèmes avec les "poilus" blessés du crâne. Le plus grand nombre de ces blessés se plaignaient de symptômes subjectifs (sensations vertigineuses, troubles visuels, instabilité, céphalées, etc.) auxquels on ne pouvait trouver le moindre support anatomo-clinique. Alors de quoi s'agissait-il? Était-ce un subterfuge pour échapper au front? Aux phantasmes du poteau d'exécution?

     Pierre MARIE oriente la discussion: "Quelle est la nature de ces troubles subjectifs? Quel est leur degré de gravité? Quelle conduite faut-il tenir vis-à-vis de ces blessés, une fois la cicatrisation de leur plaie achevée?" (Marie P., 1916). Tous les grands noms de la Neurologie participent à cette réunion et donnent à tour de rôle leur opinion. Toutes les hypothèses sont évoquées... Un consensus se dégage, unique, mais extraordinaire; Pierre MARIE le rapporte en ces termes: "Chez tous ces sujets, les descriptions des troubles qu'ils éprouvent sont absolument identiques et faites avec les mêmes expressions. Bien évidemment, il ne peut s'agir là d'une leçon apprise." L'intersubjectivité fonde l'objectivité! Un principe philosophique conduit cette assemblée de neurologues à reconnaître la réalité de cette affection, par ailleurs sans support anatomo-clinique, étonnant!

     La maladie est reconnue comme telle, mais elle n'est pas nommée, enfin pas tout à fait... Car Pierre BONNIER, qui participe à la réunion, a subodoré qu'il s'agissait d'une maladie de la posture - du sens des attitudes comme on disait alors -, mais il n'ose pas le dire: "Je n'ai pas voulu demander à présenter une observation d'ordre technique Je l'ai regretté ensuite..." Un secrétaire acceptera d'ajouter ces quelques remarques de BONNIER en fin du texte soumis à l'impression.

En attendant, le chaos

     En fait, Pierre BONNIER s'est tu, parce que - en dehors de son intuition - il n'avait pas grand-chose à dire!... (Bonnier P., 1904) Comment aurait-il pu tenir un discours cohérent, alors qu'on en savait si peu sur le contrôle postural? La question fondamentale :"Comment l'homme tient-il debout?" avait bien été posée par Charles BELL quelques décades plus tôt (1837), mais les réponses apportées par les physiologistes étaient, pour lors, déroutantes. Dans la logique topologique des organes des sens - un organe pour un sens -, on avait cherché le sens de l'équilibre et voilà qu'on en trouvait une pléthore : l'oeil (Romberg M.H., 1853), le vestibule (Flourens P., 1829), les muscles cervicaux (Longet F.A., 1845), le pied (Heyd, cité par Vierordt K., 1860) et même les muscles oculomoteurs (Cyon E., 1911). VIERORDT (1860) avait bien essayé d'expliquer que tous ces organes pouvaient peut-être participer à la même fonction; manifestement il n'avait pas été entendu. Alors, cette maladie innominée qui ne rentrait pas dans les catégories anatomo-cliniques de la neurologie, qu'aucun concept ne permettait de comprendre, connaîtra, au cours du XXe siècle, un destin chaotique

     Très vite, les médecins commenceront par oublier la dialectique subtile qui présidait au consensus de la réunion de 1916. Et, comme le titre de la communication de Pierre MARIE comporte le terme de "subjectif", ils se mettront à parler du "syndrome subjectif des traumatisés du crâne de Pierre MARIE", alors que Pierre MARIE ne lui a jamais donné de nom, et surtout pas celui-là! Faute de savoir soigner ce mal, les médecins ne s'intéresseront qu'à la manière dont ce mal est vécu... Cet abord subjectif - justifié - du patient semblera justifier l'usage de l'épithète 'subjectif' pour qualifier non seulement l'approche thérapeutique, mais encore le syndrome lui-même. Alors sous cette étiquette biaisée, au fil des années, ce syndrome va devenir de plus en plus subjectif, tellement subjectif que sa 'réalité' finira par être à nouveau contestée, ce qui sèmera la pagaille entre les médecins. Selon la casquette qu'ils porteront - médecin expert auprès des tribunaux, médecin-conseil de la sécurité sociale, médecin du travail, etc. -, ils prendront des décisions contradictoires qu'aucune logique n'arrivera à concilier. C'est la pagaille!

     C'est la pagaille pour tous les syndromes et les maladies qui touchent à la posture d'ailleurs. Faute d'un concept, d'un principe opératoire ferme et consensuel, rien n'est organisé pour le malade postural, ni enseignement, ni société savante, ni structure administrative et/ou hospitalière, alors que tout malade qui se range dans une catégorie anatomo-clinique est pris en charge par un service spécialisé et la nébuleuse scientifique et administrative qui s'y rattache.

     Une telle pagaille confirme à l'évidence que la logique topologique est inefficace pour penser les syndromes posturaux, pour organiser leur prise en charge et leur traitement. Etre inconditionnellement fidèle à la logique anatomo-clinique conduit les médecins à s'enferrer dans l'erreur épistémologique que l'on trouvait déjà sous la plume de Claude BERNARD. Il n'est pas "rationnel" de se plaindre d'une multitude de symptômes, comme le font les traumatisés du crâne, alors que les explorations d'imagerie médicale les plus pointues ne mettent en évidence, et encore bien difficilement, que de minimes lésions de leur tronc cérébral. Les neurochirurgiens savent bien, eux, qu'ils provoquent des lésions autrement importantes du cerveau, sans jamais observer le moindre syndrome post-commotionnel dans les suites de leurs interventions.

     Ce qui n'est pas rationnel doit être éliminé de la médecine scientifique!

1970: Avec Nashner, les ingénieurs s'en mêlent

     La situation ne commence à se débloquer qu'à partir des années 1970, lorsqu'un jeune étudiant du M.I.T. de Cambridge décide de faire sa thèse sur le système d'asservissement du contrôle postural (Nashner LM, 1970). Pour ouvrir les boucles de rétroaction en provenance de la vision et de la proprioception podale, il construit un chef d'oeuvre de technologie pour l'époque, susceptible d'asservir aux mouvements du centre de gravité du sujet en examen, les mouvements de la cabine et/ou du piédestal où il se tient. Cet appareillage, conçu par un ingénieur, aura l'immense mérite de montrer aux médecins que VIERORDT (1860) avait raison! La posture de l'homme debout, au repos, est bien contrôlée par un asservissement qui intègre les informations d'une série d'entrées du système postural au sein d'une boucle de rétroaction destinée à corriger les écarts du corps à sa position d'équilibre, à le stabiliser.

     La portée logique de cette assertion n'a pas été immédiatement perçue. On savait déjà, évidemment, que la série temporelle des positions du corps dans son environnement n'était pas seulement une série de succession de différents états, mais qu'elle comportait un enchaînement, une continuité. On savait bien, évidemment, qu'il y a une différence entre x=f(t) et x[t]=f(x[t-1]), mais on ne savait pas manipuler logiquement cette différence, on ne savait pas qu'elle pouvait rendre compte de l'efficacité titanesque des battements d'ailes d'un pauvre papillon (Lorenz E.N., 1993)."De petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux" avait déjà écrit Henri Poincaré, en 1908, à propos de ce type de système.

1955: La thèse de Jean-Bernard BARON

     Il y avait, pourtant, déjà presque vingt ans, que Jean-Bernard BARON nous l'avait dit (Baron J.B., 1955) Mais il le disait si mal que personne ne pouvait le comprendre! Ni mathématicien, ni philosophe, hostile à toute formalisation, il se barricadait dans sa tour d'ivoire des purs "faits", sans accepter de reconnaître que, seul, le verbe confère sens au fait.

     De plus, les faits qu'il découvrait n'étaient pas très parlants, eux, à l'époque. Qu'une hypertonie posturale asymétrique des muscles paravertébraux survienne après une ténotomie d'un muscle oculomoteur, si, et seulement si, cette ténotomie était extrêmement discrète, incapable d'entraîner une déviation des axes visuels supérieure à 4 degrés! Vraiment, il fallait l'avoir constaté des centaines de fois, pour oser le répéter continuellement, dans l'indifférence générale. D'ailleurs personne, ou presque, n'avait vu ces animaux et ne pouvait imaginer à quel point ils étaient tordus sur eux-mêmes, incapables de nager ou de marcher droit devant eux. Vraiment, il fallait le voir pour le croire. J'ai eu cette chance.

     Même vu, même cru, le fait restait à intégrer dans un discours logique et cohérent Or, mes études mathématiques n'avaient pas dépassé l'analyse et le calcul différentiel et intégral, et je ne trouvais dans ma tête aucun modèle qui me permette de penser cette absence de proportionnalité entre la cause et les effets. Tous mes concepts étaient 'linéaires', comme on dit, ils supportaient l'addition et la multiplication, mais non ces bizarreries des animaux de BARON: cause minime, effet majeur; cause majeure, effet néant!

     Grâce aux travaux d'Élie de CYON (1911), BARON avait déjà fait le lien entre muscles oculomoteurs et contrôle postural, lien que ses expériences rendaient encore plus évident. Cela nous rapprochait de la logique des séries temporelles enchaînées qui caractérise le contrôle postural; mais nous manions toutes ces idées, à longueur de journée Sans comprendre ce qui pouvait les réunir.

L'équation logistique

     C'est alors qu'au LENA de la Salpêtrière, grâce à Jacques MARTINERIE, j'ai rencontré l'équation logistique:

 

     Elle imposait immédiatement l'idée d'une parenté entre elle et le système postural, tant ils ont de points communs (Martinerie J.& Gagey P.M., 1992):

- La formulation de cette équation est celle d'une série temporelle enchaînée: ce qui se passe à l'instant t dépend de ce qui s'est passé à l'instant t-1, exactement le mode de fonctionnement du contrôle postural, en boucle de rétroaction.

- Il n'y a pas de proportionnalité entre les variations du paramètre Q et les variations des solutions de l'équation qu'elles provoquent, exactement ce que BARON avait découvert dans le fonctionnement du système postural: une minime ténotomie provoque une hypertonie majeure des muscles paravertébraux, sans proportion avec les dégâts causés au muscle oculomoteur .

     Cette absence de proportionnalité, cette "non-linéarité", comme disent les mathématiciens, s'est révélée depuis être une règle générale de fonctionnement du système postural. BARON l'a mise en évidence au niveau des muscles oculomoteurs dans les années 50; BOURDIOL l'a retrouvée au niveau de la sole plantaire dans les années 70: une minime surélévation d'une semelle peut être plus efficace qu'un gros coin conventionnel (Bourdiol R.J. et al., 1980); FOURNIER l'a signalée au niveau des cuspides dentaires dans les années 80: mieux vaut tester un mince film plastique entre les dents qu'un gros coton salivaire (Communication personnelle). Tous les posturologues le savent aujourd'hui: plus les manipulations des entrées du système postural fin sont fines, plus elles ont de chance d'être efficaces, d'une efficacité sans commune mesure avec leur intensité.

     Entre temps, les posturologues ont appris à recueillir et analyser un signal physique venu du système postural, et les analyses dynamiques non linéaires de ce signal stabilométrique confirment que la dynamique du système postural est bien non linéaire (Gagey P.M et al., 1998).

La durée formalisée par le vecteur d'état de TAKENS

     L'étude de ces systèmes dynamiques non linéaires par POINCARÉ et DULAC, puis, aujourd'hui, par TAKENS a fait mentir BERGSON. Grâce à eux, la science positive ne consiste plus essentiellement "dans l'élimination de la durée"; bien au contraire le théorème de POINCARÉ-DULAC, repris et amélioré par TAKENS (1981), introduit la formalisation de la durée, ce qui rend ce concept opératoire.

     Ce théorème prouve que l'état d'un système, à un 'instant de référence' ti , peut être représenté dans l'espace des phases par le vecteur:

 

Sachant que, dans cette formule

 

désigne un décalage temporel, on lit très facilement la durée de cet "instant de référence" qui s'étend de

 

     A l'instant t de la cinématique conventionnelle, il ne se passe rien, mais à "l'instant de référence" ti du vecteur d'état de TAKENS il se passe quelque chose, car, en fait, on est dans la durée et la durée porte en elle la dynamique.

     D'un coup d'échecs, de SAUSSURE (2002) a dit qu'il n'était pas utile de connaître les coups précédents pour y répondre, et il est vrai que le déplacement d'une pièce sur l'échiquier créé un état entièrement nouveau dont la structure est parfaitement déterminée en elle-même et pour elle-même, mais cet exemple - destiné à différencier nettement le diachronique et le synchronique - estompe le rôle de la tactique, de la dynamique, qui se démasque dans la succession, dans la série temporelle, des coups.

     Bien sûr, le temps est spatialisé, dans et par un espace des phases à n dimensions, mais cette spatialisation, habituelle pour penser le temps, permet ici de penser et d'opérer sur la "continuation de ce qui n'est plus dans ce qui est". Et cela est nouveau.

L'énoncé

     Grâce à cette nouveauté, nous annonçons qu'il est possible de tenir un discours cohérent au sujet de dérèglements non linéaires de la station debout.

     Cet énoncé, logiquement déduit de la structure du système postural, présente une évidence certaine, mais, comme tout énoncé scientifique, il ne prétend pas pour autant être vrai; il peut uniquement prétendre subir les assauts de la critique et résister éventuellement et pour un temps à sa "falsification" (Popper K.R., 1935).

     Cependant, cet énoncé est déjà corroboré par cent ans d'histoire dans la mesure où, depuis 1870, on constate qu'il est impossible de tenir un discours cohérent au sujet des dérèglements non linéaires de la station debout, en se référant à la seule logique anatomique.

     Cet énoncé peut être corroboré par son efficacité thérapeutique. De la nature non linéaire du système postural fin, en effet, il est possible de déduire des conclusions pratiques et il est relativement aisé de montrer expérimentalement que ces conclusions sont fausses ou non. Mais la posturologie clinique en est, encore, à ses débuts et de nombreux travaux restent à faire pour que l'énoncé soit largement corroboré. Disons seulement que ces travaux méritent d'être entrepris.

Conclusion

      Ni les posturologues, ni les médecins n'ont été les artisans de l'émergence de cette nouvelle logique du temps, de la dynamique de l'instant, dans l'approche du réel, mais ils ont été et ils sont concernés par elle.

     Tant qu'on ne connaissait pas les caprices des systèmes non linéaires, les médecins ont dû se débrouiller, comme ils pouvaient, pour interpréter ce qu'ils voyaient, avec leur sens clinique et philosophique.

     Aujourd'hui, les posturologues supposent que la logique des syndromes posturaux n'est pas purement celle d'un état topologique, fruit d'une histoire, mais celle d'une dynamique en devenir, qu'ils prétendent pouvoir débusquer et éventuellement détourner.

     Reste aux médecins à se mettre d'accord pour décider si les syndromes posturaux entrent ou non dans le cadre de la médecine. Mais de toute façon, les malades posturaux, eux, ont besoin qu'on s'occupe d'eux.

II. Cohérence du discours biomécanique: la stabilométrie

L'incohérence des médecins

     Pourquoi, mais pourquoi donc, les médecins ont-ils tant tardé à adopter la rigueur du langage de la physique pour parler de l'équilibre? Alors qu'on avait compris, dès le milieu du XVIIe siècle, que les concepts de la mécanique newtonienne ne s'appliquaient pas seulement aux corps célestes mais aussi au corps de l'homme; alors que la biomécanique avait adopté sans problèmes les notions de force, de masse, d'accélération, de moment d'inertie, etc.; alors que BORELLI avait tracé dès 1680, dans son De motu animalium, la première représentation de la verticale de gravité du corps humain... pendant des siècles, les médecins, eux, n'ont pas cessé de chercher une définition de l'équilibre, particulière au corps de l'homme!

     En 1940, l'admirable neurologue que fut André THOMAS écrivait encore dans le chapitre de définition de l'équilibre de son magnifique livre 'Équilibre et équilibration' :«L'équilibre ne peut plus être considéré comme un état de repos quand il s'agit d'un corps dont toutes les parties sont douées d'activité. Si le terme prête à la confusion, mieux vaut le supprimer et modifier la définition.»

     Pourquoi tant de complications? Alors qu'il aurait suffit d'adopter la définition de l'équilibre rigoureusement formulée par les physiciens depuis longtemps: «[En état d'équilibre] le corps se trouve entre deux forces alignées, égales et opposées; savoir, d'une part l'action de sa pesanteur, et d'autre part la réaction du plan sur lequel il repose.» (Brisson Mathurin-Jacques, an XI). Il eut été tout de suite évident que le corps de l'homme n'est jamais en équilibre... Comme son centre de gravité est situé au-dessus de son centre de pression au sol, dès que les résultantes des forces de gravité et de réaction ne sont plus strictement alignées, un couple apparaît qui tend à précipiter la chute. Le corps de l'homme ne peut pas maintenir continuellement parfaitement alignées ces deux résultantes, il n'est jamais en équilibre, mais il se " stabilise "; c'est à dire qu'il manifeste la faculté de revenir au voisinage de sa position d'équilibre, lorsqu'il en est écarté.

     Trois cents ans... Il aura fallu trois cents ans pour que commence à s'imposer cette évidence triviale que le corps de l'homme n'est jamais en équilibre, mais qu'il se stabilise.


Á la découverte de la stabilité

     La bonne question, celle qui a conduit à rectifier la pensée des médecins, a été posée par Charles BELL, en 1837: «Comment un homme maintient-il une posture debout ou inclinée contre le vent qui souffle sur lui? Il est évident qu'il possède un sens par lequel il connaît l'inclinaison de son corps et qu'il possède l'aptitude à la réajuster et à corriger tout écart par rapport à la verticale. Quel sens est-ce donc?» La question est remarquablement formulée. Encore fallait-il l'orienter dans la bonne direction, vers le 'comment' des phénomènes, c'est-à-dire vers l'observation de l'homme debout, et non vers le 'comment' des explications qui, à l'époque, pouvaient uniquement chercher le sens - fantôme - de l'équilibre, car les concepts d'ensemble, de système, de cybernétique n'étaient pas encore maîtrisés par les physiologistes, même si certains commençaient déjà d'en pressentir la nécessité.

     Les premières observations armées de l'homme debout au repos semblent avoir été faites par VIERORDT (1860). Le matériel était rudimentaire, une plume attachée à la pointe d'un casque grattait une feuille enduite de noir de fumée, fixée au plafond. Mais les résultats, très encourageants, soulignaient déjà le rôle de la vision et de la sensibilité cutanée plantaire dans le contrôle postural. VIERORDT eut de nombreux émules, citons au moins les plus célèbres: MITCHELL (1886), HINSDALE (1887), BULLARD (1888), HANCOCK (1894), BOLTON (1903), MILES (1922), FEARING (1924), HELLEBRANDT (1937), TOULON (1956). Malheureusement, toutes les machines qu'ils ont utilisées, y compris celle de VIERORDT, modifiaient le phénomène qu'ils observaient, et ne délivraient qu'un signal brut bien difficile à exploiter.

     La première plate-forme de forces construite en France par SCHERRER (RANQUET, 1953) a libéré le sujet d'expérience, de toutes ces ficelles, ceintures, plumes, etc. qui, pour mettre en évidence les mouvements du corps, le reliaient à son environnement. Sur plate-forme, le sujet est libre, enfin débarrassé de toute source - parasite - d'informations complémentaires sur les variations de position de son corps par rapport à l'environnement.

     Cependant dans les années cinquante, le traitement - analogique - du signal, restait rudimentaire et il fallut attendre le développement des ordinateurs pour que, grâce à l'analyse du signal, les plates-formes de forces révèlent tout leur intérêt.
C'est alors que s'est imposée l'évidence de l'erreur: l'homme normal debout immobile est capable de maintenir sa verticale de gravité non pas, grossièrement, à l'intérieur de son polygone de sustentation, mais beaucoup plus précisément à l'intérieur d'un cylindre d'à peine un centimètre carré de section!... Une précision prodigieuse, manifestée par n'importe qui, sans le moindre entraînement de funambule.

     En accordant aux débattements de la verticale de gravité d'un sujet en "équilibre (???)" les limites de son polygone de sustentation, les médecins ont totalement ignoré non seulement le système de stabilisation du corps de l'homme, l'étonnante finesse de son contrôle, mais surtout la possibilité de sa pathologie propre. Lorsque la verticale de gravité sort des limites de normalité de son bassin d'attraction - un centimètre carré - elle est encore loin, très loin, très très loin, de la perte "d'équilibre" par une sortie des limites du polygone de sustentation - des dizaines de milliers de millimètres carrés -. Cet immense domaine "d'anormalité" est resté totalement méconnu des médecins C'est pourquoi ils n'ont pas pu faire le lien entre les dérèglements du système de stabilisation fine et des affections que pourtant ils connaissaient bien pour les rencontrer souvent sans les comprendre.

     Cent ans. Il aura fallu une centaine d'années d'observations posturographiques, et l'apparition des plates-formes de forces, pour que la stabilité du corps de l'homme acquiert cette épaisseur, quasiment palpable, des réalités expérimentales qui s'imposent à l'évidence de la communauté scientifique internationale. La stabilité est, indépendamment de ce que nous en pensons. Son existence s'impose, avec tous ses mystères et ses implications, qui restent à étudier, à mesurer.


Centre de gravité, centre de pression: quel rapport?

     Pour introduire à ces mesures de la stabilité, soyons très technique, au moins un bref instant. Les plates-formes de forces enregistrent la position du centre de pression du sujet en examen, or les médecins, eux, - sans doute en référence à leurs idées traditionnelles sur l'équilibre - souhaitent connaître la position de son centre de gravité: Que faire?

     Tous les posturographes admettaient qu'un certain rapport existe - évidemment - entre la position du centre de pression et la position du centre de gravité, mais quel rapport? Cette question a largement occupé les débats de la société internationale de posturographie au cours des années 70 (Cf. Congrès).

     Aujourd'hui, on sait. Après des études physiques théoriques (Gurfinkel, 1973; Bizzo, 1993), après des analyses spectrales et stochastiques du signal (Gagey et al., 1985 ; Collins & De Luca, 1993), après des enregistrements simultanés du centre de pression et du centre de gravité (Schieppati et al., 1994; Winter et al., 1998), on sait. On sait que le centre de pression se comporte un peu comme un chien de berger à l'égard du centre de gravité, il court plus vite et plus loin, à droite, à gauche, en avant, en arrière, comme pour ramener le centre de gravité, le garder au voisinage de sa position moyenne. En fait, les mouvements du centre de pression stabilisent le centre de gravité. C'est exactement la tactique qu'on utilise, lorsqu'on veut stabiliser un balai tenu, renversé, sur le bout d'un doigt ; ce doigt, on le projette rapidement, à droite, à gauche, en avant, en arrière, plus vite et plus loin que le centre de gravité du balai, pour le ramener vers sa position moyenne. Quatre-vingt quinze pour cent des phénomènes de stabilisation observés chez l'homme 'normal' debout au repos correspondraient à cette tactique du centre de pression, selon Winter et col. (1997).

     Les médecins peuvent, donc, comprendre aujourd'hui que pour étudier la stabilité de l'homme, il faut d'abord observer les mouvements de son centre de pression, puisque c'est par les mouvements de ce centre de pression qu'il est stabilisé, au moins tant qu'il est jeune et en bonne santé. Les plates-formes de forces sont donc les instruments de choix pour savoir si et comment un homme se stabilise normalement, puisque, précisément, elles enregistrent la position du centre de pression.


Mesurer la stabilité

     Il est impossible de mesurer la stabilité, ce n'est pas une grandeur mesurable mais simplement une faculté, la faculté du corps de revenir au voisinage de sa position d'équilibre, lorsqu'il en est écarté. Mais la stabilité possède des caractéristiques qui, elles, sont mesurables, grâce aux plates-formes de forces, bien évidemment.
    La position moyenne d'équilibre d'abord. Elle est normalement centrée entre la droite et la gauche. Si elle est à plus de un centimètre du plan sagittal médian, c'est anormal, statistiquement, mais aussi bien réellement car le sujet désaxé, même aussi discrètement, soumet ses articulations à des contraintes anormales et ne tarde pas à en souffrir de plus en plus.

     Les écarts à sa position moyenne, que le système de stabilisation fine tolère de la verticale de gravité, peuvent être plus ou moins importants, or ces écarts sont des distances, mesurables, qui nous disent quelque chose de la précision du système.

     Le chemin parcouru par le centre de pression, à droite, à gauche, en avant, en arrière, pour stabiliser le centre de gravité est une grandeur mesurable qui nous donne une image de l'énergie consommée par les mécanismes de stabilisation (Gagey & Weber, 1999).

     Tantôt il flâne, tantôt il se hâte, ce centre de pression, pour accomplir son oeuvre de stabilisation, et le rythme et l'ampleur de ces variations d'accélération nous renseignent sur la dynamique du système (Baratto et al., 2002).

     Les mouvements ventilatoires de la cage thoracique peuvent imposer leur rythme aux mouvements du centre de pression, lorsqu'est perturbé le jeu subtil des vertèbres et des côtes qui normalement contrebalance les effets posturaux de la ventilation (Gurfinkel & Elner,1968). Le signal stabilométrique doit donc être soumis à une analyse fréquentielle, susceptible de mettre en évidence l'amplitude des oscillations du centre de pression selon les fréquences, en particulier mais non uniquement, pour voir si le rythme ventilatoire perturbe le signal stabilométrique du sujet (Gagey & Toupet, 1993 ; Hamaoui et al., 2002). Etc.

     Progressivement, le signal stabilométrique - série temporelle des positions successives échantillonnées du centre de pression - est devenu l'objet de techniques d'analyses mathématiques de plus en plus sophistiquées: chaotiques (Martinerie & Gagey, 1992), stochastiques (Collins et de Luca, 1993) et sous des formes de mieux en mieux spécifiées par leur objet (Fournier, 2002 ; Baratto et al., 2002). Ainsi le nombre des paramètres stabilométriques qui ont pu être proposés est considérable. Morasso et ses collaborateurs, par exemple, ont étudié une quarantaine de paramètres qui décrivent des caractéristiques plus ou moins différentes de la stabilité de l'homme debout au repos (Baratto et al., 2002) et ils n'ont pas épuisé le sujet, tant est riche d'informations le signal stabilométrique.


A quoi çà sert ?

     Tant de rigueur - physique - dans le langage, tant de calculs mathématiques à la pointe du progrès, tant d'informations issues de la stabilométrie Mais pourquoi faire? A quoi cela sert-il?

     Une telle question appelle plusieurs niveaux de réponse.

     L'homme de la rue n'a pas besoin de grandes explications pour comprendre que plus les études sur la stabilité sont poussées mieux elles aident à comprendre et à soigner les malades ont du mal à tenir debout! Cela coule de source.

     Certains médecins et thérapeutes n'ont pas eu davantage besoin de longues explications pour comprendre que "çà" pouvait servir à se faire des sous! A peine eurent-ils commencé à se servir de ce nouveau savoir que leurs salles d'attente se sont remplies de clients, tant le téléphone arabe est efficace, tant il y a de malades qui attendent qu'on sache enfin s'occuper plus efficacement de leur syndrome de déficience posturale (Da Cunha, 1987). Cet aspect financier est important pour les patients car il n'y aura de posturologues pour les soigner que si la posturologie, en général, et la stabilométrie, en particulier, leur permettent de vivre... évidemment!

     Mais, curieusement, ceux qui demandent qu'on leur explique 'à quoi çà sert' sont des médecins, la chose, en apparence, est piquante ! «Personne ne nous a jamais dit à quoi cela pouvait servir» déclare l'académie américaine de neurologie (1992). Et l'académie française de médecine dit tout simplement que cela ne peut servir à rien :«Le stabilomètre est un instrument de recherche utile aux physiologistes ou aux pharmacologues, son usage en pratique médicale n'éclaire en rien la cause.» (Cambier, 1993). Pourquoi, mais pourquoi donc des médecins, et non des moindres, ont-ils tant de peine à comprendre l'intérêt des études poussées de la stabilité de l'homme? Bien sûr, on l'a vu, le discours des posturologues ne s'inscrit pas dans la façon traditionnelle de penser des médecins, ni dans leur manière ancienne de penser l'équilibre, ni dans leur référence centenaire à l'anatomo-clinique. Mais la nouveauté n'est qu'une occasion de dévoiler la rigidité intellectuelle, elle ne l'explique pas. Il doit bien y avoir quelque part quelques raisons pour que les médecins soient si attachés à leur mode de penser traditionnel La stabilométrie peut servir à poser aussi ce genre de question critique dont l'intérêt échappe sans doute aux patients, sans qu'il soit pour autant négligeable.


A qui çà sert ?

     Pour le moment, la stabilométrie ne sert pratiquement à aucun malade (par rapport à ce dont elle est capable)! Il y a à peine quelques milliers de plates-formes de stabilométrie à la surface du globe, et beaucoup moins de médecins ou de thérapeutes pour s'en servir...

     La stabilométrie ne servira sans doute pas beaucoup aux malades dont les troubles - même posturaux - correspondent à une maladie dont la médecine traditionnelle a compris la cause et l'évolution, comme la maladie de Parkinson, par exemple. Les médecins n'ont pas eu besoin des plates-formes pour porter ces diagnostics et s'occuper spécifiquement de ces malades, alors ils risquent fort de n'avoir besoin d'elles que pour améliorer un peu leur prise en charge.

     Mais à côté de ces maladies assez bien connues, combien de patients souffrent de maladies encore 'mystérieuses', dont les diagnostics ne sont que des étiquettes qui ne disent pas grand chose des véritables causes. Sans vouloir jouer son petit Molière, on peut quand même rappeler que de porter le diagnostic de "lombalgies" revient à dire au malade qu'il souffre des lombes - il le savait déjà - sans ajouter un bien grand principe d'intelligibilité. Et l'on retrouve ces maladies 'mystérieuses' dans de nombreuses branches de la médecine. Quatre-vingt pour cent des malades qui consultent pour sensations vertigineuses ne peuvent être rangés dans une catégorie nosologique rigoureuse, disent des otoneurologues. Or ces malades, qu'ils souffrent de l'axe corporel ou qu'ils soient instables/vertigineux, ont un point commun: ils ont du mal à tenir debout, soit qu'ils titubent soit qu'ils souffrent dans cette posture. Il est donc parfaitement logique de se poser des questions sur le fonctionnement du système qui les tient debout - le système postural fin - et de profiter de tout ce que l'on sait pour examiner ce système postural.

     L'expérience montre que ce principe d'intelligibilité, à vrai dire assez rustique, fonctionne à merveille entre les mains des quelques thérapeutes qui ont commencé à s'en servir. Alors, pour le moment, nous pensons que la stabilométrie devrait pouvoir servir à beaucoup de ces patients 'mystérieux' qui ont du mal à tenir debout, soit qu'ils titubent soit qu'ils souffrent dans cette posture, et ils sont fort nombreux.


Conclusion

     Grâce à une évolution des idées qui s'est étirée sur près de deux siècles, quelques rares médecins et thérapeutes, depuis à peine vingt cinq ans, ont compris les erreurs logiques qui ont empêché, et qui empêchent encore, la médecine traditionnelle de s'occuper spécifiquement des malades qui ont du mal à tenir debout, soit qu'ils titubent, soit qu'ils souffrent dans cette posture. Il faudra certainement encore du temps pour que s'organise, dans les têtes et dans les administrations, cette nouvelle prise en charge des malades posturaux. Mais la cohérence logique du discours biomécanique de la stabilométrie est corroborée par suffisamment de faits scientifiques et de succès thérapeutiques pour devenir capable d'imposer progressivement cette nouvelle organisation.


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