[Extrait de René LERICHE (1940) La chirurgie de la douleur. Masson, Paris, (2ième édition)]

XVI
DES DOULEURS DUES Á DES CICATRICES CUTANÉES

   Avec les cicatrices, nous quittons le terrain des grandes douleurs pour le domaine des troubles mineurs, dont la chirurgie ne s'occupe guère, malgré les incommodités de toutes sortes et la gène grave qui en résultent parfois.
Leur étude est pleine d'intérêt. Elle conduit à des sanctions pratiques, utiles à connaître.
C'est un fait que beaucoup de cicatrices sont douloureuses, aussi bien celles qui résultent de plaies accidentelles que celles qui succèdent à des opérations, même aseptiques.
   Je ne veux pas parler des minimes douleurs, des agacements qui les traversent si fréquemment, surtout lors des variations atmosphériques, mais de douleurs réelles, soit au repos, soit dans les mouvements. Quelquefois, elles surviennent peu après l'achèvement de la cicatrisation. Plus souvent peut-être, elles n'apparaissent qu'assez longtemps après. Presque toujours, elles s'accompagnent d'une sensation de faiblesse du membre atteint, de dérobement d'une jambe, si la cicatrice est à la cuisse, d'impossibilité de fermer le poing, si elle siège au membre supérieur. Le bras ou la jambe retombent plus vite que du côté sain, si on les fait mettre dans la verticale. On trouve d'ailleurs, lors de l'examen, qu'il y a un peu d'atrophie musculaire. Mais cette atrophie n'est jamais suffisante pour expliquer l'impotence.
   La douleur, au reste, est vive. C'est généralement une douleur de brûlure, de cuisson, une causalgie à minima, avec quelquefois sensation de striction, d'étau.

LES FAITS

Voici deux exemples :

  Un homme de 45 ans tombe un jour en montagne et se fait, au niveau du mollet droit, tout près de la terminaison de la masse des jumeaux, une déchirure musculaire compliquée d'une plaie de 4 à 5 cm. de long. Il ne semble pas qu'il y ait eu communication entre la déchirure musculaire et la plaie cutanée. La cicatrisation se fit sans incident. Mais, dès les premiers jouis, le malade éprouva une sensation profonde de brûlure, à laquelle ni lui ni son chirurgien n'attachèrent d'importance. Au bout d'une quinzaine, la marche fut reprise. Or. contrairement à ce que l'on avait annoncé, elle aggrava la sensation douloureuse. Et depuis lors les choses sont allées sans cesse en empirant. Évidemment, de nombreux médecins ont été vus, et toutes sortes de traitements ont été institués; aucun n'a eu la moindre efficacité. On a parlé de névrite, injecté localement de la naïodine, du lipiodol, puis fait des rayons infrarouges, de l'ionisation calcique, de la radiothérapie lombaire, mais sans succès.
Au bout de dix-huit mois, le malade souffre toujours. Il est devenu nerveux, tachycardique, se plaint de vertiges, et l'on commence à le traiter d'exagérateur, sinon de simulateur. C'est dans ces conditions qu'il vient me trouver dans mon service de l'hôpital de Grange-Blanche, à Lyon.
   À l'examen, voici ce que je constate:
   Dans l'ensemble, le membre inférieur droit a une certaine atrophie globale, très visible dans le domaine du quadriceps, et au niveau de la fesse qui est atonique.
   Tous les mouvements y sont possibles. Il n'y a aucune limitation. Sur le bord interne du mollet, au-dessous du milieu de la jambe, il v a une cicatrice de 4 à .5 cm. de long, un peu étalée, plongeant dans la profondeur. Quand on fait contracter les jumeaux, on voit qu'elle leur adhère. Mais, elle tient surtout au tendon d'Achille qui commence là. Elle n'est sur le trajet d'aucun nerf. À la palpation, il n'y a pas de sensibilité superficielle anormale. La pression profonde éveille un peu de douleur, assez localisée, mais peu de chose au fond. Par contre, dès qu'on fait mouvoir la jambe, si l'on fait marcher le malade, la douleur apparaît descendant au tendon d'Achille, comme une coulée d'huile bouillante. Le repos la calme. La chaleur du lit ne la provoque pas, et le malade dort bien. Il est à noter que le réflexe pilo-moteur est intense pendant tout l'examen, et du côté malade seulement.
   Il n'y a hors cela aucun trouble nerveux apparent. Les réflexes sont normaux. Le pouls est bien perçu derrière la malléole interne et à la pédieuse. Il n'y a pas de varices. L'oscillomètre donne une courbe sensiblement identique sur les deux jambes. Mais, si l'on met les deux membres inférieurs dans de l'eau froide, la courbe du côté malade s'aplatit beaucoup plus que l'autre. Il y a certainement une hypertonie des vasoconstricteurs de ce côté.
   Cet examen permet d'éliminer tout diagnostic de névrite. Il s'agit simplement d'une cicatrice douloureuse, et, de fait, une large infiltration de scurocaïne sur le pourtour de la cicatrice et en profondeur empêche la douleur à la marche d'apparaître.
   
Et cet autre cas:
   Un homme de 29 ans fait une chute sur le genou gauche. On le radiographie à cette occasion et l'on découvre avec stupéfaction qu'il y a un corps étranger articulaire libre, certainement antérieur à l'accident. Comme il gêne le mouvement, on l'enlève peu de jours après, par une petite arthrotomie dont les suites sont très simples. La guérison opératoire a lieu sans incident, mais quand il s'agit de reprendre les mouvements, la mobilisation est rendue impossible par la douleur; le genou reste gros, chaud et douloureux. En fait, aucun mouvement actif n'est possible. On emploie vainement, pour assouplir l'articulation, massage, mécanothérapie, héliothérapie, injections variées à distance. Rien n'y fait. Neuf mois après l'opération, le malade m'est adressé, à Lyon, avec un genou raide, pour opération sympathique. Il marche avec des béquilles. Le genou est bloqué. Tout effort spontané éveille des douleurs très violentes. Cependant, la mobilité passive est normale. Le quadriceps est très hypertonique, non atrophié. Il n'y a aucun trouble sensitif et les réflexes sont normaux. La radiographie ne montre aucun obstacle.
   On infiltre de scurocaïne la cicatrice opératoire. La transformation est instantanée aussitôt, les mouvements actifs deviennent possibles. Ils sont indolores. Le malade descend lui-même de la table d'opération. Il ne souffre plus, laisse ses béquilles et rentre triomphant dans la salle où il est hospitalisé.
   À quoi cet état de choses correspond-il ?
   Il faut évidemment en chercher la cause dans la cicatrice même.
   Pour le bien comprendre, il nous faut partir de l'étude des phénomènes normaux de la cicatrisation d'une plaie.

COMMENT ET POURQUOI SE FAIT LA CICATRISATION D'UNE PLAIE?

   C'est un thème très ancien que celui de la réparation des plaies accidentelles et chirurgicales.
   Comment se fait-elle ?
   Nous le savons assez bien. Tous les détails histologiques du phénomène ont été étudiés avec précision et depuis longtemps: comme toujours, en médecine, ce qui est pure morphologie est parfaitement connu.
La réparation d'une plaie se fait par une série de modifications conjonctives qui coïncident avec une intense congestion active. Tandis que du sérum et de la lymphe exsudent, que de la fibrine se dépose, des leucocytes sortent des vaisseaux; les cellules fixes du tissu conjonctif voisin changent de forme, se multiplient: des bourgeons vasculaires naissent sur les capillaires locaux et bientôt, dans ce milieu conjonctif transformé, devenu neuf, embryonnaire suivant le terme classique, des fibrilles conjonctives apparaissent autour des cellules. Bientôt, sur place, il y a en somme, à l'état naissant, ce qui va devenir la cicatrice conjonctive, comblant la perte de substance. Quand celle-ci est comblée, les cellules épithéliales épidermiques des bords de la plaie s'éboulent et recouvrent le tout, aidées, si la plaie est un peu étendue, par la multiplication des cellules basales de l'épiderme.
   En somme, la réparation est un phénomène essentiellement conjonctivo-vasculaire, arrêté par une coulée des cellules épidermiques.
   Si, dans le fond de la plaie, du muscle a été déchiré, s'il y a une articulation ouverte, s'il y a une déchirure viscérale, c'est toujours de même le tissu conjonctif qui répare la perte de substance. Il n'y a de cicatrices que des cicatrices conjonctives.

LE MOTIF SECRET DE LA RÉPARATION D'UNE PLAIE

Pourquoi en est-il ainsi ?
   Les biologistes contemporains ont montré la possibilité, dans certaines espèces, de régénérations complexes, et en ont déterminé les conditions favorisantes.
   Pourquoi n'en est-il pas de même chez l'homme? Pourquoi y a-t-il cicatrisation et non régénération des tissus spécifiques, comme cela existe chez certains animaux? C'est probablement une rançon de l'extraordinaire activité de notre tissu conjonctif. Dans des travaux très intéressants, le chirurgien berlinois Bier a montré, il y a quelques années, qu'il y a, chez l'homme, des ébauches de régénération de tissus complexes, que la régénération s'amorce, mais que la croissance conjonctive, plus vigoureuse, l'étouffe, l'arête. Il y a une sorte d'antagonisme entre régénération et cicatrisation. Les cultures de tissus, en nous montrant à l'état pur la singulière vitalité reproductrice du fibroblaste, nous matérialisent les choses. Et l'on comprend comment il se fait que, chez l'homme, il n'y a que des cicatrisations conjonctives.
   Mais, pourquoi cette vigueur conjonctive, normalement éteinte, quiescente dans nos tissus une fois la croissance terminée, prend-elle soudain de semblables valeurs quand il y a une plaie ?
Weigert avait pensé, autrefois, que, par suite des modifications que toute plaie apporte aux résistances et aux tensions dans les tissus, les cellules retrouvaient soudain leurs lois naturelles et leurs possibilités de croissance jusqu'au moment du rétablissement intégral de l'équilibre de résistance et de tension. En somme, à l'origine de toutes les réparations, il ne voyait qu'un simple phénomène physique.
   
Il y a, dans cette vue de Weigert, une part de vérité. Très certainement, les phénomènes mécaniques jouent un grand rôle dans la croissance des tissus et dans sa limitation. Un tissu ne peut croître que s'il a place pour s'étendre. Quand les cellules s'épaulent les unes contre les autres, elles limitent mécaniquement leur propre développement. C'est ainsi que tout tissu atteint un jour cet état statique qui caractérise l'âge adulte, où il y a bien encore des renouvellements cellulaires, des changements d'unités, pièce à pièce, pour ainsi dire, mais où il n'y a plus croissance. Que la rupture d'équilibre modifie les états cellulaires, que, par exemple, les rapports changent entre les volumes normalement équilibrés du contenu protoplasmique et du noyau, c'est bien probable. Mais, est-il permis de penser que cela suffise à conditionner les modifications tissulaires considérables qui se trouvent à l'origine du phénomène cicatrisation et qui s'étendent à distance même de la brèche? Il ne le semble pas. On a peine à admettre qu'une simple modification des tensions intercellulaires soit capable de ramener des tissus conjonctifs depuis longtemps stabilisés à ce que l'on appelle souvent le stade embryonnaire. Il faut, d'ailleurs, noter que si l'individu est cachectique, s'il subit, dans un territoire voisin ou distant, une forte vasodilatation avec hyperthermie comme celle qui accompagne une complication pulmonaire par exemple, les modifications tissulaires locales ne se produisent pas et la réparation cicatricielle n'a pas lieu, bien qu'il y ait brèche.
Que la brèche soit nécessaire à l'expansion de la poussée de croissance, c'est certain. Chez les tritons qui régénèrent un membre amputé, la régénération n'a pas lieu, si on suture la peau au-devant de la perte de substance. Mais, que la brèche soit la raison même de la poussée de croissance, qu'elle détermine les conditions trophiques qui sont nécessaires, cela paraît peu vraisemblable. Accouchement n'est pas fécondation. On ne doit pas confondre la condition spatiale de la croissance avec sa condition nutritive. Toutes deux sont nécessaires au rythme de la croissance. Mais, dans la mesure où il y a une hiérarchie dans de tels processus, la condition nutritive prime certainement la condition d'espace.
   L'hypothèse de Weigert ne peut donc être retenue, malgré la part de vérité qu'elle renferme.
En fait, elle est depuis longtemps oubliée. Pendant la longue période des recherches histologiques sur les étapes des diverses cicatrisations, il n'en a plus été question.
   À vrai dire, les anatomo-pathologistes se sont détournés du problème d'origine auquel Weigert avait voulu donner une solution. Satisfaits d'enregistrer les aspects morphologiques des phénomènes, ils n'ont pas abordé le fond de la question. Leurs examens montrant que presque toutes les réparations sont conjonctives, qu'à leur niveau, les phénomènes vasculaires sont toujours très manifestes, que, dans toutes les cicatrisations conjonctives, il y a des signes d'inflammation, même quand les plaies n'ont aucune évidence microbienne, ils se sont généralement contentés de parler d'inflammation traumatique. Au reste, avec le développement de la bactériologie qui faisait trouver des microbes sans virulence clinique, dans des plaies réunies par première intention, on tendait de plus en plus à confondre inflammation et infection et c'est presque à regret que les classiques prononcent les mots d'inflammation traumatique. Quelques-uns, comme Letulle, s'hypnotisant sur les rares cas où la vasodilatation et les leucocytes semblent n'avoir aucune part, invoquaient une suractivité fonctionnelle des cellules connectives ayant pour but la restitution ad integrum des parties traumatisées. Autant vaudrait dire, comme Bier le faisait récemment à propos des processus de guérison de maladies, qu'il faut revenir à la philosophie d'Héraclite que, dans son active retraite, il a longuement étudiée et admettre que l'organisme se "conduit comme une personnalité agissante, tendant toujours vers un but défini".
Mais peut-on retenir cette explication métaphysique ? Si l'on veut résoudre pareil problème, il ne faut pas se payer de mots et c'est dans les tissus eux-mêmes, dans les mécanismes normaux de leur vie régulière, que nous devons chercher la solution.
   C'est ce qu'a fait Nageotte dans ses pénétrantes études sur la genèse du tissu conjonctif. Sans aborder le point précis ici examiné, il a montré, en partant de plaies expérimentales aseptiques, que si un caillot se trouve au contact d'un tissu vivant, son réseau fibrineux, substance inerte et non vivante, croit et se modèle en prenant des dispositifs qui rappellent toujours, et souvent reproduisent exactement, ceux du tissu conjonctif modèle. Il y apparaît des systèmes irréguliers de feuillets ondulés, le long desquels s'engagent les cellules conjonctives et les capillaires sanguins. Mais ce ne sont pas les éléments vivants qui dirigent ce modelage fibrineux. Nulle action protoplasmique n'y préside. Il est déjà amorcé au-delà du point que les fibroblastes atteignent. Par pure métamorphie, des fibres collagènes, de l'hyaline s'y individualisent et, de même, les fibres synaptiques de Ranvier. Si j'ai bien lu Nageotte, il n'y a là que jeu des propriétés de la matière et la structure définitive du tissu de cicatrice ne dépend que des interactions des cellules et de la trame.
   Nageotte ne traite nulle part, expressément, de la question posée en tête de cet article. Le problème qu'il étudie est plus élevé et plus général. C'est celui de l'organisation de la matière dans ses rapports avec la vie. Implicitement, la question du point de départ des cicatrisations chirurgicales s'y trouve bien contenue. Mais, en fait, Nageotte, cherchant à suivre la formation de la substance intercellulaire conjonctive, ne se place nulle part au point de vue des réactions physiologiques qui accompagnent toutes plaies et sont les satellites obligatoires de la réparation.
   On conçoit qu'il ne soit pas dès lors possible d'isoler, dans sa conception biologique général, une formule particulière qui n'y est pas énoncée, touchant la cicatrisation. Ce serait trahir sa pensée. Retenons donc les faits très importants mis par lui en évidence, sans en rien conclure pour ce qui nous intéresse.
À certain moment de son activité scientifique, Carrel a étudié très explicitement la question des facteurs déterminant la régénération, sur des plaies abandonnées à la cicatrisation naturelle, en considérant que la cicatrisation est une propriété fondamentale de la matière vivante, et qu'il est aussi impossible de connaître son essence que de connaître l'essence de la vie.
   Il est bien certain qu'il y a un suprême pourquoi, auquel nulle recherche biologique ne peut répondre, car il n'est pas de son domaine à proprement parler. Mais, il y a un pourquoi immédiat, qui est une variété du commun physiologique que nous pouvons aborder, et que Carrel lui-même a étudié.
   Dans des études pénétrantes, menées surtout avec Lecomte de Nouy, il a déterminé certaines conditions extrinsèques de la cicatrisation. Finalement, il s'est trouvé conduit à une formule mathématique de la vitesse de cicatrisation, qui dépend. dans une certaine mesure, de l'âge de l'individu.
   Mais, pris par d'autres soucis scientifiques, Carrel a laissé de côté l'étude des conditions biologiques déterminantes. Et la question ici posée, est demeurée, après lui, somme toute, entière.
Si l'on veut lui chercher une réponse, il faut, je crois, bien poser le problème et, pour cela, n'examiner que des cas purs, où les facteurs susceptibles d'agir sont aussi réduits que possible.
   Dans les plaies étendues, avec destruction tissulaire et possibilité d'infection, les phénomènes sont trop complexes. Il y a des modifications chimiques locales dues à la protéolyse; le pH en est changé. On ne sait plus.
Il faut travailler à un objectif limité et précis, et n'examiner que des plaies linéaires, aseptiques, ou évoluant aseptiquement. Or, si l'on procède de cette façon, il semble que certaines acquisitions récentes en physiologie et en pathologie peuvent nous orienter et nous donner une idée du mécanisme déchaînant la cicatrisation.
Un premier fait domine la question, c'est le suivant, expérimentalement et cliniquement certain: toute section sympathique, quel que soit son siège, quelle porte sur les gros rameaux, sur les centres ganglionnaires ou sur les fines fibres périphériques, produit toujours une vasodilatation active, que traduisent objectivement l'hyperthermie locale, l'augmentation d'amplitude des oscillations et une hyperleucocytose locale.
   Un second fait est que tout traumatisme produit toujours, après une vasoconstriction passagère qui peut passer inaperçue, une vasodilatation active, accompagnée d'hyperthermie et d'une augmentation d'amplitude des oscillations. Tout traumatisme est toujours un traumatisme sympathique, excitateur ou suspensif de l'activité végétative, un traumatisme de la vasomotricité. Or, l'étude des suites de certains traumatismes montre que la réaction hyperhémique qui en est l'aboutissant est susceptible d'avoir des conséquences conjonctives, qui revêtent les apparences de l'inflammation aseptique.
   On peut donc se demander si, quand une brèche est faite dans les tissus et crée la condition spatiale de Weigert, nécessaire à la poussée conjonctive, ce n'est pas l'hyperhémie active produite par le traumatisme qui déclenche les modifications tissulaires qui sont à l'origine de la réparation aseptique. Du fait d'un apport sanguin plus actif, les conditions chimiques et nutritives de la croissance conjonctive sont réalisées, et dès lors, toutes les étapes de la cicatrisation se déclenchent automatiquement.
   Mais il est possible aussi que la question soit plus complexe, et qu'il faille faire jouer un rôle aux déchets de l'autolyse locale post-traumatique. Certains faits me donnent à penser que la désintégration azotée d'une plaie joue un rôle dans la réparation même de cette plaie. Il ne serait pas impossible que certains matériaux chimiques détruits, réduits à leurs éléments simples, soient utilisés sur place pour la reconstruction. Quoi qu'il en soit du sort de cette hypothèse, qui nécessiterait de longues recherches, de toute façon, le déterminisme de la réparation, son mécanisme de mise en train paraît bien être vasomoteur.
   Il y a là une question de biologie chirurgicale qui ne devrait plus nous laisser indifférents comme elle le fait depuis longtemps.

DU DYNAMISME INTRINSÈQUE D'UNE CICATRICE

   Revenons-en à la cicatrice organisée. Quand la cicatrisation est en apparence achevée, en fait, le processus vital d'organisation de la cicatrice, le nouvel ordre du tissu néoformé n'est pas établi pour toujours. La cicatrice n'est pas un astre éteint, une production sans vie personnelle. Elle garde dans toutes ses parties, et surtout dans sa partie conjonctive profonde, un dynamisme intrinsèque, qui lui confère une réelle activité que rien ne limite dans le temps. Parmi les manifestations morphologiques les plus intéressantes de cette activité, il y a son organisation nerveuse.

L'ORGANISATION NERVEUSE D'UNE CICATRICE

   Il y a quelques années, avec E. L. Howes, de New-Haven que son maître Harvey m'avait envoyé à Strasbourg comme assistant, j'avais étudié cette organisation. Howes était une sorte de spécialiste en matière d'étude analytique des plaies. Avec Harvey, il en avait déjà consciencieusement analysé la plupart des particularités. J'y insiste, parce que je crois que n'importe qui ne peut pas, du jour au lendemain, aborder ces questions délicates. Il y faut une préparation, une expérience, si l'on veut que les conclusions soient impeccables.
Donc, Howes, sur des cicatrices que j'enlevais, m'a montré, au bout de trois semaines, à la périphérie de la portion fibreuse de la cicatrice, des fibres amyéliniques. Après six mois, il en a trouvé un peu partout, en assez grand nombre. Des fibres myéliniques ont été rencontrées à la périphérie au cours de la cinquième semaine, et trouvées dans toute la cicatrice après le septième mois.
   Les fibres myéliniques régénérées sont tortueuses, plus épaisses que les fibres normales et, dans certains cas, presque nodulaires. Myéliniques et amyéliniques, toutes suivent les faisceaux collagènes. Celles qui se trouvent immédiatement sous l'épithélium lui sont parallèles et lui envoient des faisceaux gros et courts. Cet arrangement contraste beaucoup avec la structure normale, où de longues fibres amyéliniques et parfois myéliniques montent sur l'épithélium entre les papilles, pour s'épanouir en un réseau fibrillaire délicat ou en fins organes terminaux. Parfois, les fibres myéliniques sont bien plus nombreuses et bien plus épaisses que d'habitude. Beaucoup se terminent en massue. J'en ai vu en tourbillons. Nous en avons figuré, Howes et moi, dans un article de la Presse médicale.
    
Parfois, enfin, on trouve de véritables petits névromes dans le tissu de sclérose. Nous en avons, Howes et moi, compté plusieurs dans une cicatrice cutanée d'amputation.
   Est-ce très étonnant?

[image non reproduite du fait de sa mauvaise qualité technique]
FIG. 17 - .À gauche: fibre nerveuse myélinisée régénérée, d'apparence nodulaire dans une cicatrice de trois centimètres. À droite: fibres nerveuses myéliniques régénérées, terminées en massue à la périphérie d'une cicatrice douloureuse de 9 mois, associée à un névrome du Médian. Les fibres régénérées sont plus nombreuses que dans les cicatrices ordinaires de même âge.


   La section, l'infection coupent ou détruisent de nombreuses petites terminaisons nerveuses. Leur extrémité évolue comme le fait celle de tous les nerfs coupés. Il s'y développe un névrome de régénération identique à ceux qui se font sur les gros troncs nerveux, et plus encore à ceux que nous avons vus, R. Fontaine et moi, après les sections sympathiques. Et, en fait, beaucoup, la plupart peut-être, ont des allures de névromes sympathiques.
   Si l'on veut bien, en outre, se souvenir que l'on ne trouve pas de corpuscules du tact dans les tissus de cicatrice, on est conduit à penser que si les cicatrices et les tissus de sclérose sous-jacents ont une riche organisation nerveuse, c'est par des éléments irréguliers, nus la plupart du temps, prêts à toutes les excitations normales et anormales, qui ne manquent jamais dans un bloc cicatriciel exposé.

PHYSIOPATHOLOGIE DE L'ORGANISATION NERVEUSE DES CICATRICES

   On comprend dès lors que beaucoup de cicatrices soient douloureuses.
   La douleur y est la conséquence même de ce que nous appelons la régénération nerveuse, processus physiologiquement très imparfait.

[image non reproduite du fait de sa mauvaise qualité technique]
FIG. 13 - Fibres nerveuses amyéliniques, autour de vaisseaux sanguins persistant à la périphérie d'une cicatrice de 7 mois. Il y a encore des mononucléaires autour des vaisseaux, il n'y en a plus entre les faisceaux collagènes. (Howes)

   Mais, du point de vue de l'analyse pathologique, la douleur est ce qu'il y a de moins important dans ce qui peut naître par excitation des terminaisons nerveuses d'une cicatrice. La douleur n'est importante que cliniquement. Traduction cérébrale d'une excitation forte, elle naît en dérivation sur un cycle réflexe, dont l'aboutissant ultime est toujours une action motrice, portant soit sur le muscle lisse, soit sur les glandes d'innervation sympathique, soit sur le muscle strié, soit sur les trois en association.
   Dans le muscle strié, elles produisent des secousses toniques ou cloniques, des contractures passagères, fréquentes dans les muscles du visage après des plaies cervico-faciales, et dans les muscles des moignons d'amputation, où elles vont jusqu'à l'épilepsie, phénomène bien moins rare qu'on ne le croirait à en juger par la littérature. Elles produisent surtout des hypotonies musculaires qui troublent l'activité de tant d'hommes blessés, auxquels il semble que leur volonté est devenue désormais impuissante à commander tels ou tels mouvements. Dans le muscle lisse, elles sont bien plus importantes encore et plus habituelles. Elles se traduisent par des phénomènes vasomoteurs périphériques, du spasme artériolaire, de la cyanose, des troubles de nutrition de la peau, des ongles, du tissu conjonctif sous-jacent dont l'évolution fibreuse est un bon test. En même temps, il y a des signes d'hyperactivité sécrétoire, une sudation abondante, une moiteur continuelle.
   Tout ceci n'apparaît pas toujours aussitôt après la cicatrisation. Et cela se conçoit; à ce moment, l'organisation nerveuse de la cicatrice n'est pas faite. Et quand elle a commencé, il est probable qu'elle se fait lentement. En tout cas, les troubles engendrés à distance par des cicatrices peuvent n'apparaître qu'après des années de vie silencieuse. Et c'est cela même qui prouve que la vie tissulaire de la sclérose n'est pas une vie ralentie dans des tissus physiologiquement morts, comme on a trop tendance à le penser.
   De même que l'épilepsie traumatique ne survient parfois que six, huit ans après l'accident, de même qu'un moignon d'amputation ne devient souvent douloureux qu'après des années de comportement satisfaisant, de même une cicatrice peut créer des inconvénients graves après une longue période de vie normale. Et je crois ce fait d'une grande importance sociale et médico-légale, car il tend à lever sur beaucoup d'accidentés le lourd handicap du pithiatisme et de l'exagération.

DE L'IMPORTANCE DES TROUBLES AINSI CRÉÉS

   On dira peut-être que ces troubles à distance sont en fait bien insignifiants, et ne méritent guère qu'on s'en occupe. C'est souvent le point de vue de certains médecins experts. Ce n'est pas l'avis de ceux qui les supportent, même quand ils sont médecins. Ces troubles peuvent, d'ailleurs, être assez accentués pour créer l'apparence d'une maladie grave. Un de mes malades ayant des troubles vasomoteurs importants, avec cyanose, refroidissement et impotence musculaire, me fut adressé comme artéritique.
   Un autre portait un grand appareil orthopédique prenant le bassin et tout le membre inférieur, et ne pouvait marcher qu'avec peine.
   Et nous ne sommes pas encore entrés, à cause des difficultés de l'analyse, dans l'étude des retentissements viscéraux. Je suis à peu près certain d'avoir vu des cicatrices extra crâniennes épileptogènes, et d'autres qui étaient arrivées à produire un véritable syndrome angineux.
   Les troubles nerveux produits par les cicatrices sont particulièrement accentués quand la cicatrice siège dans une région où, normalement, la peau a peu de souplesse, où elle est fixée aux plans profonds, et surtout quand elle a, pour les conditions habituelles, juste ce qu'il faut comme dimensions. Il en est ainsi à la face antéro-externe de la jambe, dans la région malléolaire, dans la région fessière, à la face postérieure de l'avant-bras. Dans toutes ces régions, dès que la plaie a créé une certaine perte de substance cutanée, si on l'a abandonnée à la cicatrisation naturelle, si l'on n'a pas remplacé la peau manquante par des greffes, la cicatrice est fréquemment de médiocre qualité, très souvent, elle devient pathologique et surtout douloureuse. Il se produit alors ce que j'appelle familièrement dans mon service, le syndrome de la peau trop courte.

LE SYNDROME DE LA PEAU TROP COURTE

   En voulez-vous un exemple ? Le suivant va faire comprendre ce que je veux dire :
   L'automne dernier, un homme de 40 ans m'est adressé pour des douleurs de plus en plus intolérables dans la région de la fesse, à la face postérieure de la cuisse et du mollet. Des traitements variés ont été faits avec le diagnostic de sciatique: infiltrations lombaires, injections diverses, rayons X, diathermie, etc. Rien ne l'a soulagé. On me demande de voir si une intervention radiculaire ne serait pas indiquée, parce que cet homme ne peut plus rien faire.
   Je l'interroge. Il me raconte le détail de sa douleur, qui a bien une allure de douleur sciatique, qui augmente pendant la marche et qu'exaspère la flexion de la cuisse sur le bassin et le relèvement du membre inférieur en l'air.
   En l'examinant, je suis frappé par la présence d'une cicatrice de brûlure en apparence superficielle sur la fesse droite, empiétant sur la fesse gauche, et descendant légèrement sur la cuisse. Elle est peu visible et dans le fond insignifiante. L'homme a été brûlé par un fer rouge, dans son travail, en 1917. Il a cicatrisé lentement, en sept à huit mois, puis il a repris son travail. Et, jusqu'en 1934, il n'a jamais été incommodé. Sa sciatique, pense-t-il, n'a rien à faire avec cela.
   Je pense autrement, et fais aussitôt des explorations en conséquence. Au repos, dans la verticale, l'étoffe est assez bonne et il y en a assez. Mais, manifestement, dès que l'on fléchit la cuisse sur le bassin, la peau de la fesse se tend, blanchit et comprime ce qui est sous jacent. Il est donc permis de penser que les douleurs tiennent à ce que la peau est réellement trop courte, et au lieu d'une radicotomie, je fais chez cet homme l'excision de sa cicatrice et quelques jours après, une greffe.
   Au bout de deux mois, il est complètement guéri. Il peut fléchir la cuisse sans éprouver de tiraillements dans la fesse. Les douleurs ont disparu complètement, et quelques mois plus tard, il revient nous voir, complètement guéri.
   Dans la cicatrice enlevée, il y avait histologiquement de nombreux filaments nerveux très fins, isolés dans les couches du derme, filaments de néoformation de toute évidence.
Syndrome de la peau trop courte et chirurgie de la douleur.

ANALYSE DE LA DOULEUR DES CICATRICES À L'AIDE DE L'INFILTRATION

   Je crois que pareille interprétation des phénomènes douloureux relevant d'une cicatrice doit souvent être admise, du moins faut-il y penser systématiquement dans certaines régions : à la fesse, à la jambe, à l'avant-bras, au poignet, partout où la peau tendue est peu mobile. Ailleurs, même si la cicatrice est régulière, ne parait ni indurée, ni extensive, il faut s'aider de l'infiltration avant de prendre n'importe quelle décision opératoire.
   
Le cas suivant montre bien la façon dont il faut procéder:
   Un blessé de 1916 m'est adressé en janvier 1931, parce que, depuis quatre ans, il ne peut; plus marcher.
En 1916, une balle entrant par la fesse gauche est ressortie par la face externe de la cuisse, en faisant de gros dégâts musculaires. La cicatrisation demanda huit mois, et le malade, bien remis peut, de 1913 à 1930, être mécanicien sans trop de gêne: de temps en temps un peu de douleur avec sensation de faiblesse. Au début de 1930, les douleurs deviennent plus vives, plus fréquentes. Il sent sa cuisse se dérober sous lui, et il a plusieurs chutes au cours de son travail. Les douleurs et l'impotence croissant, on lui fait porter un grand appareil orthopédique, avec ceinture et cuissard. Malgré cela, les douleurs augmentent, et, en 1932, il dut interrompre son travail.
   Les douleurs naissent dans la cicatrice et s'irradient à la face antérieure de la cuisse. Elles s'exagèrent par la fatigue et par temps froid: elles sont comme une déchirure, comme une brûlure. Et c'est dans ces conditions qu'on me l'envoie au début de 1934.
   Je constate une grande cicatrice irrégulière, occupant toute la partie antéro-externe de la cuisse depuis l'épine iliaque antéro-supérieure jusqu'au tiers inférieur. Il y a au-dessous une perte de substance musculaire considérable : la cicatrice est plaquée sur l'os. L'atrophie est très marquée. Le moindre contact est douloureux: la palpation, l'effleurage éveillent exagérément des douleurs qui existent même au repos. L'impotence est absolue. Ce n'est qu'avec grande peine que le malade étendu à plat peut soulever la cuisse du plan du lit.
   La marche est pénible, très douloureuse, même avec l'appareil. À l'exploration, tous 1es mouvements passifs sont cependant possibles.
   L'oscillométrie montre un indice un peu inférieur à celui du côté sain.
   Les troubles sont si intenses que je songe d'abord à faire une arthrodèse de la hanche pour permettre la marche sans douleur; puis, je me décide à essayer une infiltration scurocaïnique.
   Celle-ci est faite le 23 février, par mon aide, van der Linden, dans le tissu sous-jacent à la cicatrice. Les douleurs disparaissent instantanément. Je demande au malade de faire des mouvements de flexion et d'extension de la cuisse. À sa grande surprise, tous se font bien sans douleur et sans limitation.
   Je l'invite à descendre seul de la table, sur laquelle on l'a péniblement porté. Il descend sans aide, essaie quelques pas d'abord timidement puis plus franchement et rentre à pied dans sa salle, ayant sous le bras son appareil orthopédique. Puis il sort dans le jardin se promène autour du pavillon. Au cours de l'après-midi, survient une réaction douloureuse, comme cela est assez fréquent dans les heures qui suivent les grandes infiltrations. Pendant deux heures, les mouvements actifs furent de nouveau impossibles, puis la douleur cessa et la motilité réapparut. Le lendemain elle persistait, et le malade put circuler sans douleur et sans appareil. Le troisième jour, il fallut refaire une injection, quelques douleurs étaient réapparues. Le calme complet fut obtenu pendant cinq jours. On refit encore deux injections et, deux mois après, la guérison persistait.
   A-t-elle été définitive ? Je ne sais pas. Avant quitté Lyon, j'ai perdu de vue ce malade. Mais, je pense que, même s'il a récidivé, on savait désormais ce qu'il fallait faire. Il était évident que les douleurs et l'impotence n'étaient ni de la simulation, ni de l'exagération, que les unes et les autres naissaient sur place, par l'effet de l'irritation s'exerçant dans les mouvements sur les terminaisons nerveuses mal formées, exposées et nues de la cicatrice. Dès lors, ou par des infiltrations répétées, on doit arriver à une guérison complète, ou il faut exciser largement la cicatrice et faire une autoplastie qui, remplaçant la cicatrice par de la peau saine, ne permettra plus aux réflexes de se produire.
   Depuis quelques années, j'ai recueilli un assez grand nombre de faits de ce genre. J'ai vu de nombreuses cicatrices douloureuses, en toutes régions, devenir indolores après quelques infiltrations, cicatrices de plaies accidentelles et cicatrices opératoires.

DE LA DOULEUR DES CICATRICES OPÉRATOIRES

   Est-il besoin de dire que, toutes choses égales d'ailleurs, il n'y a, en fait, aucune différence entre les unes et les autres? La nature ne connaît pas la doctrine de l'intention.
   En 1931, une dame vient me trouver, parce que, opérée six ans auparavant d'appendicite, elle a. depuis peu de pénibles sensations de brûlures dans la paroi abdominale, avec de brusques dérobements de la jambe droite. L'état général est parfait. Il n'y a aucun signe de maladie nerveuse. La cicatrice est petite, régulière. Je l'infiltre de scurocaïne. Tout disparaît. Je répète les infiltrations. Après chaque infiltration, la sédation est de plus longue durée, et les phénomènes sont moins intenses. Au bout de huit infiltrations en un mois, la guérison est complète, et deux mois après. Aucune douleur n'est reparue.
   Mais, pour un motif qui se comprend, sans qu'il y ait besoin d'explication, l'importance de la gène fonctionnelle s'observe surtout au niveau des zones de mouvement. Et c'est après des arthrotomies du .genou que j'ai vu le plus souvent le syndrome douleur et impotence provoqué par une cicatrice.
   En voici un exemple:
   Un homme de 50 ans vient me trouver, dans mon service à Lyon, parce que, depuis près de deux ans, il ne marche qu'avec peine et douleur. En 1931, il a eu dans un accident d'automobile une fracture fermée de la rotule. Immédiatement opéré par un excellent chirurgien, dans l'hôpital voisin du lieu de son accident, il a guéri sans incident. Mais, quand il s'est agi de marcher, il n'a pas pu. Et, depuis, il n'a fait que de minimes progrès, malgré tous les traitements habituels. Il marche le genou raide, avec une canne, et très péniblement. Il souffre presque aussitôt et, au bout d'un instant, la douleur le force à s'arrêter. Tout son caractère s'est modifié non pas seulement par le fait du souci, mais, dit-il, en lui-même. Il est devenu irritable et s'exaspère pour un rien.
À l'examen, je note une atrophie énorme de tout le membre inférieur. Le genou est d'apparence normale, sans liquide, sans gonflement ; il a passivement des mouvements normaux, mais il n'obéit plus à la volonté. S'il s'agit de faire quitter le talon du plan du lit, le malade y parvient à peine, avec d'énormes efforts et avec de vives douleurs. Et cela provoque aussitôt des myoclonies considérables. La flexion active est impossible.
   Séance tenante, j'infiltre la cicatrice opératoire, qui est fine, régulière, sans la moindre particularité apparente.
Aussitôt, le malade, d'un seul coup, peut lever la jambe en l'air, non sans tremblements et myoclonies. Bientôt, il peut la fléchir. Au bout de deux minutes, il se lève et marche sans canne. Il est étonné de ne plus souffrir, et se trouve déjà transformé. Pendant deux mois, il vient se faire infiltrer une dizaine de fois. Le gain a régulièrement progressé. Les douleurs ont complètement disparu. L'impotence a considérablement diminué. Le gain, me dit cet homme, est de 50 p. 100. J'ai observé le résultat pendant près d'un an: le bénéfice s'est maintenu.

DE LA PART DU SYMPATHIQUE DANS CES ACCIDENTS

   En présence de tels faits, une question se pose? Comment se réalise ce mélange de douleurs et d'impotence?
J'ai, aux fins d'analyse, substitué parfois à l'infiltration locale l'infiltration à distance du sympathique, fait l'anesthésie stellaire ou l'anesthésie du sympathique lombaire et les résultats ont été identiques.
   On peut donc penser que c'est surtout dans le sympathique que se consomment finalement les actions nerveuses, parties de la cicatrice.
   Le fait suivant est comme la démonstration de cette hypothèse.
   Un homme jeune, il y a huit mois, a passé la main dans une vitre, ce qui lui a occasionné diverses sections tendineuses au niveau des fléchisseurs. Il a été immédiatement opéré. Il a eu un peu d'infection. Bref, il se présente avec une cicatrice dure, épaisse au niveau du poignet, qui lui fait mal et qui gêne tous ses mouvements. Le fait est que l'impotence de la main est presque complète, bien que manifestement, il n'y ait pas eu section nerveuse: il n'y a pas de troubles sensitifs. Passivement, on fléchit bien les doigts, sans trop de peine. Si l'on commande un mouvement isolé d'un doigt, le malade n'arrive qu'à l'ébaucher péniblement, avec des efforts ridicules et excessifs. La main est froide, moite, un peu cyanosée. Les oscillations y sont très diminuées.
   On infiltre le stellaire; aussitôt la main se réchauffe. Tous les mouvements deviennent possibles sans effort. Les doigts bougent presque normalement: les phalanges sont encore un peu enraidies, mais beaucoup moins qu'on ne le pouvait craindre.
   Il a été fait six infiltrations. Tous les mouvements ont été récupérés.
   Il est donc établi par la thérapeutique que le sympathique est partie prenante dans le cycle réflexe.
   Comment cela peut-il s'accorder avec notre puéril compartimentage du système nerveux ?
   Quand on analyse les faits de la physiologie normale, on trouve constamment intriqués réflexes spinaux et réflexes végétatifs. Je ne vous en donnerai qu'un exemple.
   Quand nous voulons faire un mouvement, la volonté commande, les muscles striés obéissent, l'articulation joue. Mais pour que le mouvement se continue, et même pour qu'il commence, il faut que les muscles passent de la circulation de repos à la circulation fonctionnelle. Celle-ci exige sept à huit fois plus de sang que celle-là. Il faut donc qu'au début de l'acte volontaire du mouvement, le sympathique entre en jeu, suspende son action frénatrice, et il est nécessaire que cela continue.
   N'est-ce pas une image-type des intrications fonctionnelles des deux systèmes de l'innervation ?
   Dès lors, est-il étonnant qu'il y ait à l'état pathologique des réflexes se traduisant à la fois sur le muscle strié et sur le muscle lisse par de l'hypotonie ou de l'hypertonie musculaire et par de la vasoconstriction ?
Je crois cette double réponse extrêmement banale dans toutes sortes d'états pathologiques, dans l'angine de poitrine, dans l'asthme, dans les troubles nerveux des cicatrices.

CONDUITE GÉNÉRALE DU TRAITEMENT DES CICATRICES DOULOUREUSES

   En somme, on peut aujourd'hui comprendre, d'une façon toute nouvelle le traitement des cicatrices qui provoquent des douleurs et de la gêne fonctionnelle, sans être par elles-mêmes un obstacle anatomique à la fonction:
   Infiltration locale ou à distance du sympathique ganglionnaire régional, avec de la scurocaïne, sans adrénaline.
Répétition de l'infiltration tous les trois ou quatre jours, suivant les nécessités.
S'arrêter dès que le résultat paraît acquis. . Recommencer s'il y a rechute.
Si la sédation ne dure que quelques heures avec réapparition rapide des symptômes, S'il n'y a pas diminution réelle de l'intensité des troubles, au bout de quatre ou cinq essais, il vaut mieux ne pas s'entêter et changer de méthode. C'est alors, mais alors seulement, qu'il faut chercher du côté des causes générales, de la syphilis, des insuffisances ovariennes, etc.
   Chez une femme qui a été castrée, ou qui est au moment de la ménopause, il faut toujours essayer un traitement par la folliculine. On peut avoir ainsi des résultats inespérés.
   Au contraire si la sédation est bonne, mais ne tient pas, l'infiltration indique le sens de la thérapeutique : la cause est locale et attingible.
   Il faut exciser la cicatrice et réparer la région par la méthode autoplastique, la greffe italienne étant préférable à la greffe dermo-épidermique ou à la cutanée totale fragmentaire, parce que, généralement, on est mal étoffé par-dessous. La greffe dermo-épidermique ne matelasse pas assez.
   On ne saurait vraiment s'étonner de voir de temps en temps l'amélioration ne pas persister au-delà de quelques heures. La scurocaïne n'oppose jamais qu'une action fonctionnelle à ce qui dépend d'une cause anatomique permanente.
   Il est déjà assez surprenant qu'elle puisse garder parfois son extraordinaire efficacité pendant des mois, et quelquefois pour toujours, montrant ainsi que nos maladies sont, dans leur traduction clinique, moins anatomiques que fonctionnelles en nombre de circonstances.
   En tout cas, les résultats de l'infiltration sont tels qu'il y a avantage à étendre le champ d'application d'une méthode aussi simple.
   Et voici des conditions dans lesquelles cette extension est possible.
   Il y a des cicatrices douloureuses sans cicatrice, si l'on peut ainsi parler. Il y a des malades qui ont eu des traumatismes plus ou moins sévères, n'ayant pas fait de plaie, mais ayant causé des déchirures ou des contusions profondes qui laissent de la douleur et de l'impotence. Il y a lieu de les infiltrer. On obtient ainsi parfois des résultats immédiats surprenants, qui peuvent fixer une orientation thérapeutique difficile. J'en ai vu plusieurs exemples après des traumatismes du poignet, avec ou sans fracture du scaphoïde.
   Mais je veux donner un exemple de plus grande portée.
   Un homme d'une soixantaine d'années, dans une excursion de montagne, en sautant d'un rocher à un autre, perçoit une brusque et violente douleur au voisinage du genou droit. Il tombe, a de la peine à se relever. On le ramène péniblement chez lui. Il est laissé au lit, immobilisé; puis, quand il essaie de reprendre la marche, est arrêté par de vives douleurs dans la région traumatisée. Bientôt, il apparaît des mouvements cloniques de toute la cuisse, extrêmement douloureux, qui se répètent de plus en plus. Bref, la situation empire et devient intolérable au point que le malade songe à se faire amputer. On lui a conseillé de porter un grand appareil orthopédique, avec lequel il marche, le genou raide, avec beaucoup de peine. L'état moral est épouvantable. Le malade, inquiet, préoccupé, ayant renoncé à toutes ses occupations, ne dort plus. C'est un vrai psychique.
   Je le vois au bout de deux ans: manifestement, il y a eu une déchirure incomplète du tendon rotulien. Le doigt trouve une encoche, une dépression nette dans le tendon. Les ligaments articulaires latéraux paraissent intacts. Il n'y a pas de liquide. L'atrophie musculaire de la cuisse est considérable. L'exploration provoque les secousses toniques: toute la cuisse est soulevée par de violentes et brèves contractions du quadriceps, et cela est très douloureux. J'examine avec soin, et trouve sur le tendon rotulien un point où la pression provoque immédiatement la douleur et le clonus.
   Une infiltration est faite le lendemain de tout le tendon et des ligaments péri-articulaires: la pression sur le tendon devient indolore. La marche a lieu sans provoquer rien d'anormal. L'effet dure trois jours, pendant lesquels le malade délivré repose vraiment.
   Je conseille de la renouveler. Puis, si l'effet n'est pas suffisant d'intervenir et de réparer le tendon. Il semble certain qu'il y a au niveau de la déchirure tendineuse un état anormal des terminaisons sensitives. Les tendons ont une riche innervation sensitive. Ils ont des corpuscules de Golgi, très nombreux, des corpuscules de Vater-Pacini. Une blessure tendineuse est toujours une blessure nerveuse, et l'on doit, dans le cas particulier, pouvoir considérer l'opération éventuellement nécessaire comme une opération nerveuse autant que tendineuse.
Je n'ai pas revu le malade, mais j'ai su que des infiltrations ultérieures l'avaient considérablement amélioré. Puis il y avait eu rechute, et que l'on n'avait pas cru devoir suivre mon conseil d'intervention sur le tendon. J'imagine que le pauvre homme est devenu la proie de tous les guérisseurs qui exploitent actuellement l'éternelle foi des hommes dans l'irrationnel, à moins qu'il n'ait été amputé, ce qui sans aucun doute aura été la pire des solutions, car dans ces cas, une amputation aggrave presque toujours la douleur et ne diminue jamais l'impotence.
De toute façon, dans un cas de ce genre, aucune opération sympathique ne peut être efficace. C'est à l'action directe qu'il faut recourir. On ne saurait trop y insister. Beaucoup d'échecs de la sympathectomie sont dus à ce que les chirurgiens n'ont pas compris que, toujours, quand on peut atteindre une lésion, c'est à elle qu'il faut aller.

DE L'INFILTRATION PROPHYLACTIQUE DANS LES PREMIERS GES D'UNE CICATRISATION

   L'infiltration locale et l'anesthésie sympathique ne doivent pas être réservées aux cicatrices établies depuis longtemps et depuis longtemps douloureuses. Elles peuvent être utiles au moment même de la cicatrisation. En provoquant de l'hyperhémie, en supprimant les petites douleurs, en aidant aux reprises fonctionnelles, elles facilitent la formation d'une cicatrice souple et indolore. Elles paraissent s'opposer à la sclérose. Elles sont particulièrement utiles pour les plaies des extrémités et des articulations, pour les traumatismes des doigts de la main, des tendons. Depuis des années, nous les employons constamment à la clinique chirurgicale de Strasbourg et mes élèves de Lyon en font autant.
   Les chirurgiens qui n'utilisent pas ces méthodes ne savent pas de quelles ressources ils se privent. Je sais bien qu'ils n'y croient pas. Ils demeurent dominés par la morphologie, et restent des mécaniciens. S'ils songeaient à ce que c'est que la fonction, ils essaieraient et seraient vite convaincus. La pensée de la fonction, la pensée physiologique n'est encore dans la chirurgie qu'au stade verbal. La plupart des chirurgiens s'imaginent qu'avoir une orientation physiologique, cela consiste à opérer des chiens. Il s'agit bien de cela Penser physiologiquement, c'est penser à la vie et non au cadavre, à la fonction, et non pas seulement à la forme.
   Les résultats extraordinaires des infiltrations locales et sympathiques dans le syndrome douleur et impotence causé par les cicatrices peuvent aider à l'évolution des idées à ce sujet. C'est un autre service que les infiltrations nous rendront. Pour tous ceux qui veulent réfléchir, il est certain qu'elles ont une valeur d'éducation générale.

[Remerciements au docteur Donald ARCHER qui a transmis ce texte pour qu'il soit mis sur la page Web de l'ADAP]