Loi des canaux
et clinique posturale

Pierre-Marie GAGEY
Institut de Posturologie, Paris

Conférence donnée au Collège de France, Paris, le samedi 16 novembre 1996

aux membres de l´Association Française de Strabologie interessés par la Posture

Compte-rendu par P.V. Bérard.


Introduction


   La perception de l´espace ne se construit pas indépendamment sur chaque canal sensitivo-sensoriel. Cette hypothèse très ancienne, Aristote la proposait déjà dans son peri Psuches, a été étudiée pour la perception de l´espace visuel qui se construit à partir des afférences rétiniennes et des afférences proprioceptives oculomotrices (Blakemore et al., 1975; Cynader et al., 1975; Cynader et al., 1976; Hein et al., 1979; Hein, 1987). Pour vérifier que cette hypothèse est aussi vraie en ce qui concerne les afférences visuelles et vestibulaires, il est possible de tenir compte de l´anatomie très particulière et de la physiologie des canaux semi-circulaires. Chaque canal, en effet, perçoit d´une manière spécifique les accélérations angulaires selon le plan, le sens et la direction de l´accélération par rapport au plan de ce canal (Ross, 1936; Loewenstein & Sand, 1940; Adrian, 1943; Zotterman, 1943; Estes et al., 1975; Blanks et al., 1975.a). Ainsi une accélération angulaire parallèle au plan du canal postérieur droit et dirigée en arrière et à droite entraînera l´apparition d´afférences excitatrices uniquement à partir de la cupule de ce canal (fig. 1).

   Or, en l´absence de mouvements des globes oculaires, les mouvements de la tête provoqués par ces accélérations angulaires s´accompagnent sur la rétine d´un glissement de l´image de l´environnement, qui se produit le long d´un méridien oculaire parallèle au vecteur de cette accélération angulaire. Si, au cours de l´ontogenèse, la perception de l´espace ne se construit pas indépendamment pour le canal visuel et pour le canal vestibulaire, on doit retrouver des traces de cette liaison privilégiée entre les plans des canaux semi-circulaires et les directions de l´espace visuel.


FIG. 1 - Une accélération angulaire dans le plan du canal postérieur droit provoque un mouvement de l´endolymphe excitateur uniquement dans le canal postérieur droit. Si le globe oculaire est immobile, le mouvement induit par cette accélération s´accompagne d´un glissement rétinien le long d´un méridien oculaire parallèle au plan du canal postérieur droit, dans le sens et la direction de l´accélération.

   Connaissant approximativement les plans des canaux semi-circulaires il est possible de déterminer géométriquement ces méridiens oculaires qui «correspondent» aux plans des canaux semi-circulaires. Le plan du canal postérieur gauche, par exemple, fait un angle de 71° environ par rapport au plan horizontal du système stéréotaxique de Reid (Tétha1 sur la figure 2) et un angle de 55° environ par rapport au plan sagittal du même système (Tétha2 sur la figure 2) (Blanks et al., 1975.b). La section du globe oculaire par un plan parallèle au plan de ce canal et passant par le centre du globe correspond au méridien le long du quel glisse l´image de l´environnement lors des mouvements dont les accélérations stimulent le canal postérieur gauche.

   On peut remarquer que le même glissement rétinien est provoqué par une rotation du globe oculaire autour d´un axe perpendiculaire à ce plan.

FIG. 2 - Étude descriptive de la section d´un globe oculaire par un plan parallèle au plan du canal postérieur gauche et passant par le centre de l´oeil. Tétha1 = 55°, tétha2 = 71° par rapport aux plans stéréotaxiques de Reid (Blanks et al., 1975.b)

   Cette dernière remarque permet de prévoir une relation privilégiée entre chaque canal semi-circulaire et le ou les muscles oculomoteurs qui, au voisinage de la position primaire, provoquent une rotation autour d´un axe perpendiculaire à leur plan. Cette relation privilégiée a, de fait, été décrite par plusieurs auteurs (Lorente de Nò, 1932; Szentágothaì, 1950; Cohen et al.,1964; Ito et al.,1976).

   Un prisme dévie l´espace visuel dans une seule direction qu´on peut repérer par la position de la base de prisme. Si, au cours de l´ontogenèse, la perception de l´espace s´est construite de manière cohérente pour les canaux sensoriels visuel et vestibulaire, on doit retrouver une certaine relation entre les plans des canaux et la position de la base du prisme. Un prisme, par exemple, dont la base est située à 125° provoque sur la rétine une déviation de l´espace visuel approximativement parallèle au méridien rétinien «associé» au plan du canal postérieur droit (fig. 3).

FIG. 3 - Étude descriptive de la déviation de l´espace visuel par un prisme dont la base est située à 125°.

   La déviation de l´espace visuel est approximativement parallèle au méridien rétinien «associé» au canal semi-circulaire postérieur droit.

   Le mouvement apparent de l´image de l´environnement sur la rétine de l´oeil droit correspond à un mouvement du globe oculaire, au voisinage de la position primaire, produit par l´action du muscle petit oblique.

   Pour vérifier que cette relation entre les plans des canaux et la position de la base du prisme peut être retrouvée expérimentalement, une étude rétrospective a été entreprise sur les dossiers de malades posturaux de l´Institut de Posturologie traités par le port de prismes optiques.

   Depuis les publications de Magnus (1924) on sait, en effet, que la perception de l´espace intervient dans la régulation du tonus de posture. Il est donc possible de proposer une étude, par le biais du tonus postural, de phénomènes intervenant dans la perception de l´espace.


Matériel et méthodes




Sujets

   Les dossiers de 197 patients, qui avaient consulté à l´Institut de Posturologie pour des symptômes en rapport avec des troubles fonctionnels du contrôle de la posture orthostatique, ont été sélectionnés parce qu´ils contenaient un compte-rendu précis d´un examen clinique postural normalisé (Gagey, 1993) auquel tous ces patients avaient été soumis. Ces dossiers comportaient en particulier une évaluation chiffrée de tonus postural, avec et sans port d´un prisme optique dont la position de la base était connue.

   Ces malades se plaignaient soit de sensations vertigineuses et/ou d´instabilité, sans anomalies aux épreuves fonctionnelles vestibulaires, soit d´algies diverses de l´axe corporel en orthostatisme (lombalgies, cervicalgies, etc.).


Évaluation du tonus postural

   L´évaluation chiffrée du tonus postural retenue pour cette étude est le mouvement de spin observé au cours du test de piétinement de Fukuda-Unterberger (Fukuda, 1959). Ce paramètre de spin a été étudié dans une population de sujets normaux, on connaît la distribution de ses fluctuations aléatoires entre deux tests pratiqués dans des conditions semblables à quelques minutes ou quelques semaines d´intervalle: la moyenne des différences appariées entre deux tests semblables est de 0° ± 25° (Weber, et al., 1984). Les conditions d´exécution du test de piétinement décrites par Gagey & Weber (1995) ont été respectées dans la population de malades étudiés.

   On sait que des variations de la symétrie du tonus postural induisent des variations systématiques du mouvement de spin au cours du test de piétinement (Fukuda, 1959; Ushio et al., 1976).


Positions de la base du prisme

   Conformément à ce qui a été exposé dans l´introduction, les positions étudiées de la base de prisme sont - notées dans le sens trigonométrique à partir d´une position temporale gauche - : 0°, 55°, 125°, 180°, 235°, 305°.

   Tous les sujets de cette étude ont réalisé un test de piétinement sans prisme et un test de piétinement avec prisme dans au moins une de ces positions de la base du prisme. Aucun sujet n´a répété le test de piétinement pour toutes les positions de la base du prisme.

   La position de la base du prisme étudiée sur un sujet donné a été déterminée par les autres tests de son examen clinique postural qui manifestaient la possibilité de modifier le tonus postural de ce sujet par un prisme de trois dioptries prismatiques placé dans cette position.


Résultats


   La distribution des variations du mouvement de spin induite par le port du prisme est très significativement différente de la distribution des variations aléatoires de ce même mouvement (p<0,001), quelque soit la position de la base du prisme (fig. 4).

   Le sens de la variation du mouvement de spin dépend de la position de la base du prisme (fig. 4):

FIG. 4 - Variations du spin observées selon les différentes positions de la base du prisme.
Au centre: diagramme présentant les différentes positions étudiées de la base du prisme placé devant l´oeil du patient.

   Sur les côtés, pour chacune des six positions de la base du prisme, histogramme de la variation du mouvement de spin produit par la mise en place du prisme. Courbe de Gauss rappelant la distribution normale théorique des variations aléatoires du mouvement de spin.


Discussion


   La portée de cette analyse statistique est limitée. Elle ne concerne que des sujets qui présentaient des troubles fonctionnels en rapport avec la posture orthostatique. Une étude semblable cependant a été faite sur des sujets normaux (Ushio et al., 1980), mais elle ne concernait que les positions 0° et 180° de la base du prisme et ne portait que sur un petit nombre de sujets. Néanmoins les résultats de l´étude d´Ushio et col. sont concordants avec la présente analyse.

   Chaque sujet n´a été étudié que dans une seule position de la base du prisme, les différences décrites entre toutes les positions de la base du prisme pourraient donc être rapportées à des différences interindividuelles. Cependant une étude, proche des travaux présentés dans cet article, a été réalisée sur des sujets normaux avec des prismes tournants, qui, en huit secondes, exploraient chez le même sujet toutes les positions possibles de la base du prisme (Séverac et al., 1993). Or les résultats de Séverac et col. montrent aussi une différence de direction de la réponse posturale selon la position de la base de prisme. La concordance des résultats de Séverac et col. avec les présents résultats s´arrête là car les différences entre les protocoles ne permettent pas de conclure plus précisément.


Conclusion


   Les faits cliniques rapportés ne permettent pas de prouver que la perception de l´espace, au cours de l´ontogenèse, s´organise d´une manière cohérente entre les canaux sensoriels vestibulaire et visuel, mais ils rendent certainement cette hypothèse encore plus probable.


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