Le test des phories verticales «labiles» repère typologique au cours des syndromes douloureux chroniques

Eric MATHERON*, Patrick QUERCIA** et France MOUREY*
*INSERM-ERM 207, Université de Bourgogne, CHU Champmaillot, Dijon, France.
**Service d’Ophtalmologie, CHU de Dijon, Dijon.

Introduction

     La possibilité de faire disparaître immédiatement une hétérophorie verticale par certaines manœuvres kinésithérapiques constitue un repère précieux dans la prise en charge des syndromes douloureux chroniques, car elle permet de distinguer différents «types» de patients, à traiter par des techniques différentes, adaptées à leur type (Matheron et al., 2005). Lorsqu’une certaine manœuvre est susceptible de faire disparaître immédiatement une hétérophorie verticale, alors elle oriente le traitement du patient dans une direction précise qui se révèle particulièrement efficace non seulement pour réduire l’hétérophorie, mais surtout pour réduire son syndrome douloureux.
Soutenir une proposition aussi nouvelle demande que soient développés des arguments non seulement sur l’efficacité de ce test des phories verticales «labiles» — les traitements qu’il indique sont-ils vraiment supérieurs aux autres? — mais aussi sur la validité de ce test nouveau — la «fragilité» de cette hétérophorie verticale est-elle bien en rapport avec la manœuvre incriminée et non spontanée, aléatoire?

     Par ailleurs, la proposition peut paraître non seulement nouvelle mais aussi choquante dans la mesure où elle n’est pas immédiatement inscrite dans un cadre rationnel cohérent : quel rapport entre les syndromes douloureux chroniques et l’hétérophorie verticale ? Il sera donc nécessaire de discuter de la place des hétérophories verticales dans la régulation de l’activité tonique posturale et de l’importance de cette régulation dans la genèse de certains syndromes douloureux chroniques.

Matériel et Méthodes

Recherche de l’hétérophorie

     La recherche de l’hétérophorie verticale (Amos & Rutstein, 1987) a été pratiquée à l’aide de la baguette de Maddox, en espace libre (Schroeder et al., 1996 ;Lyon et al., 2005 ; Casillas Casillas & Rosenfield, 2006), sans évaluation de l’importance des phories. Il s’agit donc ici d’une évaluation subjective, qualitative : y a-t-il orthophorie verticale stricte ou non ?

     Matériel

     La baguette de Maddox utilisée comporte 17 dioptres cylindriques biconvexes, rouges sombres (Scobee, 1951), de même et très faible rayon de courbure, parallèles ; l’ensemble en forme de disque est monté sur un manche.
La source lumineuse est une ampoule électrique à incandescence, émettant environ 30 lumens.

     Protocole

Chaque détail du protocole de mise en évidence de l’hétérophorie verticale est le fruit d’un travail de recherche sur la répétabilité du test entre plusieurs cliniciens. Ce protocole a été rigoureusement suivi.
Le patient est debout, au repos, pieds en position naturelle, bras le long du corps, plan de Francfort horizontal. L’inclinaison latérale habituelle de la tête n’est pas corrigée.
La source lumineuse est placée à 5 mètres du sujet, à la hauteur de ses yeux, hauteur ajustée à chaque patient en mesurant au mètre ruban la distance de ses yeux au sol. Le test est réalisé dans une pièce sombre sans qu’aucune autre source lumineuse ne vienne interférer en formant une ligne lumineuse parasite à travers la baguette.
Le clinicien tient la baguette de Maddox devant un œil du patient, choisi au hasard, puis, après un temps de vision binoculaire normale, devant l’autre œil, tel que suggéré par Van Noorden (1996) ; l’axe des dioptres cylindriques est tenu le plus près possible de la verticale. Il demande au patient de regarder la source lumineuse, droit devant.
Le patient voit alors deux images dissociées de la source lumineuse : un trait horizontal rouge à travers la baguette de Maddox et un point lumineux incolore en vision directe. Il doit indiquer s’il voit la ligne rouge exactement sur le point lumineux (Orthophorie verticale), décalée vers le haut ou vers le bas (Hétérophorie verticale).
Ce test simple apparaît comme l’un des plus intéressants à la disposition des cliniciens pour la mise en évidence de petites déviations verticales (Daum, 1991 ; Wong et al., 2002 ; Casillas Casillas & Rosenfield, 2006)

Reproductibilité du test des phories verticales

Cinq expérimentateurs ont participé à l’étude de la répétabilité du test de recherche d’une hétérophorie verticale à l’aide de la baguette de Maddox. Ils ont été choisis dans des secteurs différents d’activité (1 ophtalmologiste, 3 kinésithérapeutes, 1 sage-femme). Le protocole s’est déroulé par binômes. Chacun des expérimentateurs, à tour de rôle et de manière aléatoire, réalisait le test dont le résultat était gardé secret jusqu’au dépouillement final. Les différences entre les réponses obtenues par les deux expérimentateurs furent gommées à partir du moment où la cible lumineuse a été à la hauteur des yeux, l’horizontalité du plan de Francfort a été respectée, et la ligne vue par les sujets a été parfaitement horizontale
Une dernière série de 80 mesures faites par 2 expérimentateurs sur 20 sujets différents a permis alors d’établir les scores définitifs de répétabilité du test intra- et inter-expérimentateurs.

Sujets

Quarante patients, entre 15 et 79 ans (âge moyen 43 ans), 29 femmes et 11 hommes (tableau I), souffrant d’un syndrome douloureux chronique depuis plus de six mois, ont été sélectionnés parce qu’ils présentaient aussi une hétérophorie verticale à la baguette de Maddox, en vision de loin.
Ils ont donné leur consentement éclairé pour participer à l’expérience.

Typologie des patients douloureux chroniques déterminée par le test d’hétérophorie verticale labile.

     A l’aide du test d’hétérophorie verticale labile sont, ici, déterminés quatre types de patients douloureux chroniques caractérisés par la disparition immédiate ou non de l’hétérophorie verticale après une manœuvre minime pratiquée sur l’une des régions suivantes (Matheron, 2000):
- Bassin
- Oropharynx
- Mandibule
Ce qui nous permet de distinguer
- le type «Bassin»,
- Le type «Oropharynx»
- le type «Mandibule»
- Le type «Autres»
Les patients du type «Autres» dont aucune manœuvre n’arrivait à faire disparaître immédiatement l’hétérophorie verticale, n’ont pas été inclus dans l’expérience.
Les manœuvres utilisées pour chercher à faire disparaître l’hétérophorie verticale sont :

     Au niveau du bassin

     La contraction isométrique des muscles fessiers capable de réduire l’asymétrie de position des branches pubiennes. Cette manœuvre n’est donc pratiquée qu’en cas de détection d’une malposition du bassin.
     Patient en décubitus. Après avoir palpé la hauteur relative des branches pubiennes au niveau de la symphyse, on place en flexion maximum non douloureuse, la cuisse sur le bassin et la jambe sur la cuisse, du côté où la branche pubienne est la plus basse. Le clinicien pose alors son buste sur le genou fléchi et une main sur le genou controlatéral. Il s’oppose alors simultanément à l’extension de la cuisse sur le bassin et à la flexion du segment crural controlatéral, commandées au patient en contraction musculaire forte, sans douleur et prolongée pendant au moins six secondes. Cette manœuvre est répétée trois fois.

     Au niveau de l’Oropharynx

     La perturbation de la coordination de contraction de l’ensemble des muscles qui participent au mouvement de déglutition.
     Patient debout. Il place la partie antérieure de sa langue entre ses incisives, la pince pour la maintenir dans cette position et effectue une série de trois mouvements de déglutition, pendant que le clinicien vérifie à la palpation les mouvements associés de l’os hyoïde.

     Au niveau de la mandibule

     La perturbation de la posture mandibulaire d’occlusion.
     L’engrènement des cuspides dentaires est interdit par l’interposition entre les arcades d’un rouleau salivaire de 3 millimètres d’épaisseur, placé d’abord bilatéralement puis, éventuellement, unilatéralement, si la manœuvre en position bilatérale est inefficace.

Kinésithérapie proprioceptive spécifique

     La disparition immédiate de l’hétérophorie verticale à la suite de l’une ou l’autre de ces manœuvres mineures attire l’attention sur la puissance de réaction, chez ce patient, du niveau où cette manœuvre a été pratiquée; ce qui invite à traiter d’abord ce niveau spécifié par la disparition de l’hétérophorie verticale. C’est cela que nous nommons : «la Kinésithérapie proprioceptive spécifique».
     Les manœuvres thérapeutiques que nous utilisons n’ont rien de particulier et rien ne nous permet de supposer que d’autres manœuvres de Kinésithérapie proprioceptive, d’ostéopathie, de chiropractie ou autres techniques manuelles soient plus ou moins efficaces que celles que nous utilisons.
     Ce qui caractérise la «Kinésithérapie proprioceptive spécifique» est donc uniquement le fait que nous traitons d’abord la ou les région(s) spécifiée(s) par la disparition de l’hétérophorie verticale.

Efficacité du test d’hétérophorie verticale labile.

     Le groupe des 40 patients présentant une hétérophorie verticale labile a été partagé par tirage au sort en deux sous-groupes de 20 patients, au sein desquels la répartition en âge et en sexe n’est pas statistiquement différente (tableau I).

Femmes
Femmes
Hommes
Hommes
Total
Classes d’âge
1
2
1
2
KPS
5
9
1
5
20
TS
4
11
1
4
20
Total
9
20
2
9
40

TAB I — Tableau de contingence de la répartition des effectifs des groupes KPS et TS, selon le sexe et l’âge.
1 : Âge en dessous de la moyenne ; 2 : Âge moyen et au-dessus.
Il n’existe pas de différences statistiquement significatives entre les deux populations, selon le sexe et l’âge (Chi2 = 0,42 ; ns).

      Les patients d’un de ces sous-groupes, nommé KPS, ont été pris en charge immédiatement selon les indications données par le test d’hétérophorie verticale labile ; chaque patient a subi, sur deux semaines, trois séances de kinésithérapie proprioceptive, spécifique au type de patients auquel il appartenait. Cette kinésithérapie proprioceptive spécifique était associée à une kinésithérapie non spécifique.
      Les patients de l’autre groupe, nommé TS, ont été pris en charge pendant les deux premières semaines par un traitement de kinésithérapie non spécifique uniquement, répartie de même sur trois séances.
     Au 14ième jour, les patients des deux groupes ont été réévalués, douleurs et phories verticales.
     Puis, pendant les 11 jours suivants les patients du groupe TS ont été pris en charge à nouveau, mais alors selon les indications données par le test d’hétérophorie verticale labile ; chaque patient a subi trois séances de kinésithérapie proprioceptive, spécifique au type de patients auquel il appartenait. Au 25ième jour, ils ont été réévalués, douleurs et phories verticales.

Évaluation de la douleur

     L’importance de la douleur a été évaluée par l’échelle analogique EVA (Huskisson, 1974).

Analyses statistiques

     Un test du Chi2 a été pratiqué sur les tableaux de contingence. Le niveau de signification exigé était de p < 0,05.

Résultats

Distribution des «types» de patients

Type
1
2
3
4
5
6
Cohorte KPS
0
6
10
2
1
1
Cohorte TS
0
6
10
1
1
2

TAB. II — Distribution des types de patient observés dans chacune des cohortes.
1 : Type «Oropharynx» ; 2 : Type «Bassin» ; 3 : Type «Mandibule» ; 4 : Type mixte «Bassin-Mandibule» ; 5 : Type mixte «Bassin-Oropharynx» ; 6 : Type mixte «Mandibule-Oropharynx»
Il n’existe pas de différences statistiquement significatives entre les deux populations étudiées selon la distribution des différents types (Chi2=0,64 ; ns).Type 1 2 3 4 5 6
Cohorte KPS 0 6 10 2 1 1
Cohorte TS 0 6 10 1 1 2

Reproductibilité du test des phories verticales

     L’évaluation qualitative des phories verticales par la baguette de Maddox a montré que leur détermination est strictement reproductible à 100% dans les conditions du protocole utilisé, entre divers examens du même clinicien et entre les examens de divers cliniciens.
Chez tous les patients du groupe TS, on retrouve exactement la même hétérophorie verticale, inchangée après 15 jours de traitement par kinésithérapie ordinaire, non orientée spécifiquement vers les zones à traiter en priorité selon la typologie à laquelle appartient le patient.

Évaluation de l’Hétérophorie verticale

     À J14
     Au quatorzième jour de l’expérience, seul le groupe KPS, traité par une kinésithérapie spécifique à chaque type de patient, présente une réduction du nombre de patients présentant une hétérophorie verticale (tab. III) ;.

OV
HV
Total
Cohorte KPS
15
5
20
Cohorte TS
0
20
20
Total
15
25
40

TAB III — Tableau de contingence des hétérophories verticales dans chacune des cohortes à J14
Au quatorzième jour, les sujets du groupe KPS présentent une diminution statistiquement très significative des hyperphories verticales, par rapport aux sujets du groupe TS (Chi2 = 24; p<0,001)

     À J25
     Au vingt-cinquième jour de l’expérience, le groupe TS, alors traité par une kinésithérapie spécifique à chaque type de patient, présente une réduction statistiquement très significative de l’incidence de l’hétérophorie verticale (tab. IV) ;

OV
HV
Total
J 14
0
20
20
J 25
16
4
20
Total
16
24
40

OV HV total
J 14 0 20 20
J 25 16 4 20
Total 20 20 40
TAB IV — Tableau de contingence des phories, à J14 et J25, dans la cohorte TS (Avant et après son traitement par kinésithérapie proprioceptive spécifique).
Au vingt-cinquième jour, les sujets du groupe TS présentent une diminution statistiquement très significative des hyperphories verticales, par rapport au quatorzième jour (Chi2 = 26.67; p<0,001).

Évaluation de la douleur

     À JØ

     Au départ de l’expérience les notes d’autoévaluation de la douleur donnée par les sujets des cohortes KPS et TS ne sont pas statistiquement différentes (tab V)

Degrés de l’échelle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Cohorte KPS 0 0 0 1 3 2 7 4 3 1
Cohorte TS 0 0 0 2 3 2 2 7 3 1

Degrés de l’échelle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Cohorte KPS 0 0 0 1 3 2 7 4 3 1
Cohorte TS 0 0 0 2 3 2 2 7 3 1
TAB V — Tableau de contingence des notes d’autoévaluation de la douleur données par les sujets des cohortes KPS et TS à JØ. (Échelle EVA)
Chi2 = 3,91; ns.

     À J14

     Au quatorzième jour de l’expérience, les notes d’autoévaluation de la douleur données par les sujets des cohortes KPS et TS sont statistiquement très différentes (tab. IV) ; A cette date, seul le groupe KPS a été traité par une kinésithérapie spécifique à chaque type de patient.

Degrés de l’échelle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Cohorte KPS 6 5 5 0 1 2 1 0 0 0
Cohorte TS 0 0 0 2 3 4 6 4 1 0

Degrés de l’échelle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Cohorte KPS 6 5 5 0 1 2 1 0 0 0
Cohorte TS 0 0 0 2 3 4 6 4 1 0
TAB IV — Tableau de contingence des notes d’autoévaluation de la douleur données par les sujets des cohortes KPS et TS à J14. (Échelle EVA)
Chi2 = 28,24; p<0,001

     À J25

     Au vingt-cinquième jour de l’expérience, le groupe TS, alors traité par une kinésithérapie spécifique à chaque type de patient, présente une réduction statistiquement très significative des notes d’autoévaluation de la douleur (tab. V).

Degrés de l’échelle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
J 14 0 0 0 2 3 4 6 4 1 0
J25 6 2 6 4 1 1 0 0 0 0

Degrés de l’échelle 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
J14 0 0 0 2 3 4 6 4 1 0
J25 6 2 6 4 1 1 0 0 0 0
TAB V — Tableau de contingence des notes d’autoévaluation de la douleur données par les sujets des cohortes TS aux temps J14 et J25. (Échelle EVA)
Chi2 = 28,47; p<0,001

Discussion

Discussion des résultats
     Les résultats confirment l’hypothèse de travail : la disparition immédiate d’une hétérophorie verticale par certaines manœuvres de kinésithérapie constitue un repère typologique efficace dans la mesure où elle oriente le traitement de certains syndromes douloureux chroniques vers des gestes spécifiques qui se révèlent plus efficaces que d’autres non seulement pour corriger l’hétérophorie verticale.
     Et cette «fragilité» de l’hétérophorie verticale ne dépend pas de facteurs personnels incontrôlés du thérapeute dans la recherche de l’hétérophorie, elle est retrouvée identique par des thérapeutes différents à condition qu’ils utilisent la même technique.
     Ces résultats étonnants posent encore plus explicitement la question : quel rapport y a-t-il donc entre les syndromes douloureux chroniques et l’hétérophorie verticale ?
La place des hétérophories verticales labiles dans la régulation de l’activité tonique posturale
     L’hétérophorie verticale labile participe au cadre général des asymétries de la posture orthostatique dont elle manifeste toutes les propriétés. Il s’agit de phénomènes asymétriques, labiles et toniques (Kertesz, 1983 ; Kapoula et al., 1996 ; Van Noorden, 1996) dont les déterminants sont inconnus.

Phénomène tonique de déterminants inconnus

     L’homme debout au repos stabilise la position de son centre de gravité au voisinage d’une position moyenne par une série de mécanismes physiologiques qui commencent à être connus. Mais on ignore complètement ce qui détermine cette position moyenne du centre de gravité. On admet bien sûr qu’il s’agit d’un phénomène tonique puisque l’activité musculaire en jeu ne s’accompagne pas de mouvements. On sait que cette position est déterminée d’une manière systématique, car d’une mesure à l’autre à des heures et des semaines de distance, cette position varie dans les limites d’un intervalle de confiance de quelques millimètres d’étendue (AFP, 1985 ; Gagey & Weber, 2004). Mais on ignore les déterminants de cette position, on a seulement quelques raisons de penser qu’ils sont centraux (Kluzik et al., 2007).
.
     Selon Javal (1868) lorsque les yeux sont libérés de la contrainte du réflexe optomoteur de fusion, les centres de régulation du tonus oculomoteur contrôlent la position des globes oculaires indépendamment l’un de l’autre. Cette interprétation des phénomènes peut être discutée, par contre il est absolument sûr qu’on ignore les déterminants de cette position.

Phénomène asymétrique labile

     Lorsqu’on examine le corps d’un homme debout au repos, on découvre quantité de petites asymétries, si minimes parfois qu’il faut prendre des précautions pour les observer. Ces asymétries peuvent avoir des causes variées (Marignan, 1997) ; certaines sont anatomiques en rapport par exemple avec les séquelles d’un accident, ou un problème de croissance ou tout autre cause anatomique. De ces asymétries anatomiques, on ne s’attend pas à ce qu’elles soient labiles : rien ne peut les faire disparaître d’un instant à l’autre. D’autres asymétries sont réputées en rapport avec les comportements moteurs latéralisés ; ces asymétries de latéralité ne sont pas davantage labiles, on ne peut pas les faire disparaître immédiatement.
     Il n’en est pas de même des asymétries toniques de la posture orthostatique.
     Les premiers travaux cliniques qui se sont intéressés à ces asymétries de la posture orthostatique, sur le sujet normal, ont d’abord montré qu’elles n’étaient pas aléatoires (Gagey et al., 1977), qu’il était parfois possible de mettre en évidence leur corrélation à une asymétrie de l’activité EMG (Gentaz et al., 1979). Cet aspect systématique, organisé, des asymétries de la posture orthostatique est confirmé par leur caractère labile qui non seulement permet de les contre-distinguer aisément des asymétries anatomiques ou de latéralité, mais encore souligne leur nature tonique posturale car on arrive à les faire disparaître immédiatement par une manipulation d’une entrée du système postural (Gagey et Weber, 1995; 2004).
     Les hétérophories verticales «labiles» possèdent certaines propriétés des asymétries toniques de la posture orthostatique. Il s’agit évidemment d’une asymétrie, l’œil droit et l’œil gauche ne se comportent pas de la même manière (Kertesz, 1983 ; Kapoula et al., 1996 ; Van Noorden, 1996). Cette asymétrie est vraisemblablement d’origine tonique. Cette asymétrie enfin est labile, ce qui tend à confirmer son origine tonique. Mais, il n’a pas encore été montré, à notre connaissance, que ces hétérophories verticales labiles entretiennent des relations systématisées avec la régulation de l’activité tonique posturale générale ;. C’est une hypothèse tacite de la recherche présentée dans cet article, suscitée par les travaux de Roll (1988) : pour autant que l’intégration de l’espace visuel est concerné, tout muscle locomoteur est oculomoteur dans la mesure où effectivement il mobilise les yeux dans leur environnement.

Régulation de l’activité tonique posturale et syndromes douloureux chroniques.

     Lorsqu’on observe les asymétries toniques posturales d’une population, on constate qu’elles ne sont pas toutes de même importance chez tous les sujets de cette population, mais que l’importance de chaque asymétrie se distribue aléatoirement dans la population autour d’une valeur moyenne (Gagey et al., 1973; Weber et al., 1984 ; Lamarche et Rémy, 1995 ; Nahmani et al., 2003 ; Jaïs & Weber, 2003). Cette approche statistique des asymétries toniques posturales permet d’observer l’existence chez certains sujets d’asymétries «anormales».
     Il n’est pas prouvé, à notre connaissance, que ces asymétries toniques posturales anormales puissent être la cause de syndromes douloureux. Mais par contre l’existence d’une corrélation entre régression de syndrome douloureux et régression d’asymétries toniques posturales anormales est régulièrement observée en pratique clinique (Gagey & Weber, 2004).
     L’observation de cette corrélation entre syndrome douloureux et asymétrie tonique posturale suggère l’hypothèse que l’asymétrie tonique anormale peut engendrer des contraintes anormales au niveau des articulations. Il est certain que la trajectoire du mouvement des pièces squelettiques autour d’une articulation est dirigée par des facteurs indépendants : la géométrie des surfaces articulaires qui impose la série des centres instantanés de rotation, le torseur des forces dues à la mise en tension des ligaments et le torseur des forces dues à l’activité musculaire (Tardy, 2005). L’indépendance de ces facteurs est certaine, elle interdit de penser qu’ils soient toujours nécessairement congruents. Et le facteur le plus labile de cette mécanique articulaire est à l’évidence l’activité musculaire.
S     i l’asymétrie tonique posturale anormale engendre des contraintes anormales au niveau des articulations, alors il n’y a plus d’incohérence logique à évoquer l’existence de possibles relations systématiques entre hétérophorie verticale et syndromes douloureux chroniques.
     Or l’existence d’une relation systématisée entre l’hétérophorie verticale labile et des syndromes douloureux chroniques est bien fortement désignée, sinon prouvée, par ce travail.

Intérêt de l’approche typologique des patients douloureux chroniques

     Généralement, le médecin, en ne sait pas où est la lésion du patient douloureux chronique, il ne sait même pas s'il y en a une... Il est donc inéluctablement confronté à l'obstacle de ce sophisme: «Je sais où cela est, donc je sais que cela est, et ce que c'est.» (Bachelard, 1938) Comme la souffrance du patient ne renvoie à aucun "quelque part", elle risque bien d'être questionnée, surtout si rien dans son cours ne paraît susceptible de faire l'objet d'interprétation, donc d'avoir du sens, de pouvoir être pensé comme du psychique.
     Que si, par hasard, le médecin "croît" à la réalité objective de ce syndrome douloureux chronique parce que tous ceux qui en souffrent disent la même chose (Marie, 1916), l'objectivité de cette maladie n'est alors soutenue par aucune lésion, mais seulement par l'intersubjectivité des patients, et elle laisse le clinicien totalement désarmé. Il n'a plus de "diagnostics" anatomo-cliniques pour structurer sa démarche intellectuelle, mais seulement des "noms" pour nommer divers aspects du syndrome.
      Dans un tel univers déstructuré où le médecin ne se reconnaît aucun droit à refuser tous les symptômes apportés par le patient et ne peut donc que colliger un ensemble informe de symptômes (Da Cunha, 1979) on voit réapparaître depuis quelques années, à propos des "patients fonctionnels posturaux", une procédure intellectuelle d'ordre typologique, orientée par la nécessité thérapeutique (Alves Da Silva et al., 1987). Le thérapeute s'appuie sur des signes physiques qui lui servent de critères pour classer le patient dans tel ou tel "type" dont il sait/constate qu'il réagit assez bien à tel traitement (Élie, 2001). Cette démarche apparaît intellectuellement bien pauvre au regard de l'éclatante richesse des diagnostics anatomo-cliniques; elle ne doit pas pour autant être méprisée car au moins elle instaure des premiers liens structurants dans un monde dépourvu de structure.
      À partir de critères d'asymétries toniques posturales, se développe toute une série de typologies des patients douloureux chroniques qui font directement progresser nos connaissances fondamentales sur le système postural car, toutes, elles soulignent la présence du "Phénomène Papillon" de Poincaré-Lorenz (Poincaré, 1908; Lorenz, 1972) considéré comme caractéristique des systèmes dynamiques non linéaires. Des processus morbides sont stoppés par des manipulations tout à fait mineures, sans aucune commune mesure avec l'importance et la durée des processus qu'elles guérissent (Moro, 2006).

Remerciements:
Aux Professeurs Pierre Pffitzenmeyer et Thierry Pozzo pour leur soutien et au docteur Pierre-Marie Gagey pour sa générosité, sa disponibilité et ses précieux conseils

Bibliographie

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