Gérer le Non-Savoir, un défi pour le système de santé

Pierre-Marie GAGEY

   Même si notre système de santé est imparfait, il gère le savoir médical d´une manière globalement satisfaisante. Mais le savoir actuel n´est rien au regard de ce qui nous reste à apprendre. Cette ignorance, le système de santé essaye bien de l´intégrer dans ses perspectives, cependant l´expérience montre que sa façon de gérer le Non-Savoir est prisonnière des catégories qu´il connaît. Mais comment ferait-il autrement?


Gérer le Savoir

   Depuis longtemps on a compris que le savoir ne devient efficace qu´à travers une organisation. Et aujourd´hui de nombreux médecins peuvent se féliciter de participer à une chaîne de soins, bien huilée, qui valorise leur compétence. Le chirurgien de traumatologie, par exemple, est heureux de voir les blessés arriver sur sa table d´opération dans les meilleures conditions possibles après un ramassage et un transport médicalisé, une réanimation, réalisés par d´autres que lui, et la chaîne se prolongera après lui jusqu´à la fin de la rééducation, sans oublier la prise en charge financière de toute cette machinerie qui n´est pas le moindre atout de son succès. Cette image n´est qu´une simple figure des multiples niveaux d´organisation qui président aujourd´hui à la gestion du savoir médical pour le plus grand bien des malades. Mais ce savoir est loin d´être achevé.


L´ignorance des médecins

   Les médecins n´aiment pas parler de leur ignorance! Et ils ont sans doute de bonnes raisons pour se taire. Un tel discours n´est pas fait pour stimuler la confiance - si importante - des patients. Cependant, il faut bien le reconnaître, nous sommes de grands ignorants, malgré tout ce que nous savons, malgré l´enseignement remarquable de nos Maîtres, malgré leurs travaux considérables qui nous ont conduits où nous en sommes.

   Cet aveu n´aurait aucun intérêt - tout le monde peut se dire ignorant - s´il ne nous conduisait vers une réflexion sur le Non-Savoir; non pas réfléchir sur le Rien, ce qui n´a jamais rien donné, mais se pencher sur les relations que le médecin et le système de santé entretiennent avec le Non-Savoir.

   Le médecin est renvoyé à son ignorance par le malade qui résiste à la puissance de son savoir. Et ce face à face avec le Non-Savoir est particulièrement anxiogène. Contre son angoisse le médecin réagit comme il peut, mais il lui faut, d´abord, l´exorciser, soit en minimisant les faits, «Ce n´est rien» - qui n´a jamais entendu ces mots tomber des lèvres d´un médecin? -, soit en rejetant le malade. Dès mes premières années d´études en médecine j´ai été extrêmement frappé par le ton de mépris qui, parfois, enveloppait l´énoncé de certains verdicts du genre de «c´est un fonctionnel»; la formule pouvait paraître sibylline, l´intonation, elle, ne l´était pas, elle disait bien ce qu´elle voulait dire: une colère telle, de voir son ignorance mise à nue, qu´elle ne pouvait s´apaiser que par une rupture des relations.

   Mais l´angoisse du face à face avec le Non-Savoir ne provoque pas, heureusement, que ces réactions viscérales. Lorsque disparaissent les repères enseignés, lorsque la route n´est plus tracée, lorsqu´on ne sait plus que faire et où aller, alors l´esprit s´angoisse, certes, mais il se met à chercher. Bienheureuse ignorance... rien n´est plus dangereux pour l´esprit que le savoir; de l´ordre de la possession, il peut annihiler la quête, il peut étouffer l´esprit. Mais le Non-Savoir, lui, ouvre un espace pour la vie de l´esprit, un espace balisé par les limites du savoir que nos Maîtres nous ont transmis, un lieu pour s´ébattre dans la recherche.


La dialectique de la recherche

   Au commencement de toute recherche est un acte de foi. Et tous les chercheurs de la communauté scientifique internationale proclament cette foi fondamentale dès lors qu´ils se mettent au travail car ils ne chercheraient pas s´ils ne croyaient pas que le monde est perméable à l´intelligence. Cette foi leur rend fascinantes les immenses étendues d´inconnaissance où ils sont sûrs qu´il y a quelque chose à comprendre, à découvrir, quelque chose qu´on pourrait nommer la Logique du monde.

   Or l´histoire des sciences nous apprend que cette Logique n´est pas notre logique. Au contact du réel, sans cesse, nous sommes amenés à modeler notre manière de penser, à la transformer, l´enrichir, pour que, dans un progrès continuel, elle tente de coller de plus près à la Logique réelle. C´est le jeu interactif du monde et de l´intelligence. Le regard que je porte sur le monde est aiguisé par le monde lui-même pour que je regarde plus avant. La foi en l´intelligibilité du monde finalement façonne notre intelligence.

   Cette dialectique de la recherche est capitale pour notre propos. Elle permet de comprendre toute la souplesse, toute la docilité, exigées de l´esprit de l´homme. Il faut qu´il se mue, qu´il change de peau, de carcasse. Pour avancer il doit abandonner bien des idées reçues et même des catégories qui, jusque là , structuraient sa pensée.


Le rapport du système de santé au Non-Savoir

   Or aucune institution humaine n´a cette souplesse de l´esprit de l´homme. Les idées, les catégories y sont incarnées dans des structures sociales avec tout le poids que représentent contraintes financières et politiques. L´argent et le pouvoir ne changent pas facilement de main. Et notre système de santé n´échappe pas à ces lourdeurs. Il a ses catégories, institutionnalisées.

   Pour ranger les malades l´anatomie a fourni des tiroirs indiscutables dont les étiquettes, «coeur», «poumons», «foie», etc., ont évolué vers les structures hiérarchisées des services de cardiologie, pneumologie, hépatologie, etc. Plus généralement les maladies sont classées dans ce qu´on appelle les «catégories nosologiques» dont la liste pour certains archontes serait définitivement close. Cette classification permet de sérier les problèmes et de s´attaquer, dans chaque discipline, à ce qu´on sait ne pas savoir. C´est ainsi que le système de santé gère le Non-Savoir. Et comment faire autrement? Peut-on en vouloir aux gestionnaires de n´être point des magiciens qui devinent ce que personne ne sait encore et organisent à l´avance l´accueil de l´inconnu? Seule la recherche qui s´inscrit dans ses catégories peut être gérée par le système de santé.


L´histoire de la posturologie

   Mais lorsque la recherche sort de ces sentiers battus, elle débouche sur un immense vide administratif dont personne n´a mission de s´occuper; les seuls textes réglementaires qui l´attendent ne connaissent que la suspicion. C´est l´histoire, par exemple, que connaît la posturologie. Elle mérite d´être contée tant elle est exemplaire, à peine croyable...

   Les chercheurs ont mis très longtemps à répondre à la question merveilleusement formulée par Charles Bell en 1837: «Comment un homme maintient-il une posture debout ou incliné contre le vent qui souffle sur lui? Il est évident qu´il possède un sens par lequel il connaît l´inclinaison de son corps et qu´il possède l´aptitude à la réajuster, à corriger tout écart par rapport à la verticale. Quel sens est-ce donc?».

   Cent soixante ans après on sait. On ne sait pas tout, bien sûr. Mais on en sait suffisamment pour comprendre pourquoi certains malades - dits «fonctionnels» - ont du mal à tenir debout, on arrive même à en soulager certains grâce à ces connaissances.

   Mais que de changements de problématique au cours de cette histoire! Du temps de Charles Bell on ne jurait que par les «sens» - c´était l´époque -. On a donc commencé par chercher le sens de la posture: «quel sens est-ce donc?». Or les chercheurs du XIXième siècle, en se confrontant au réel, ont trouvé plusieurs sens impliqués dans le contrôle de la posture: l´oeil, l´oreille interne, le sens musculaire des muscles paravertébraux et des muscles moteurs de l´oeil... ce qui a semé la confusion dans les esprits. A aucun moment on ne voit apparaître une synthèse de toutes ces découvertes, et pour cause: la logique imaginée n´était pas la logique réelle du contrôle postural, pour comprendre il fallait en changer.

   Une cinquantaine d´années ont passé dans l´attente du concept nouveau qui permettrait de penser le contrôle postural. Cinquante années au cours des quelles un seul sens a été privilégié, celui de l´oreille interne: le vestibule. Lorsqu´enfin sont apparues les notions de système asservis, de cybernétique, tout a semblé devenir clair: le contrôle postural est un asservissement qui intègre les informations venues de très nombreux capteurs pour réajuster tout écart du corps par rapport à la verticale.

   Tout était limpide... sauf les maladies du système postural. Elles ne rentraient pas dans les schémas admis car elles ne correspondaient à aucune lésion, du moins aucune lésion proportionnée aux troubles observés. Alors de quelles chimères évanescentes voulait-on s´occuper, qui ne reposaient sur rien de solide, rien de visible? La logique médicale exige qu´à la base de toute affection il y ait une cause et une cause qui puisse être montrée, un microbe, un virus, une toxine, etc., ou au moins des dégâts anatomiques réels, visibles. Or dans le cas des maladies du système postural il n´y a rien de tout cela. Rien qu´une troublante question qui met en cause la logique admise, car les faits réels, eux, sont bien là . Elles existent ces légions de patients qui ont du mal à tenir debout, soit qu´ils titubent, soit qu´ils souffrent dans cette posture, sans qu´on sache autre chose que le fonctionnement anormal de leur système postural. Mais par quelle cause?

   La réponse est venue des mathématiciens. Ils ont montré le comportement étrange de fonctions aux allures anodines, comme la fonction logistique; il suffit de modifier d´un epsilon des paramètres de l´équation pour que ses solutions, de linéaires ou sinusoïdales, deviennent chaotiques. Un epsilon, un tout petit rien, suffit à changer dramatiquement le comportement du système. On était loin d´imaginer de telles fantaisies de la part d´équations mathématiques. C´est étrange et pourtant c´est comme çà .

   Les météorologues ont compris, bien avant les médecins, que ces théories du chaos rendent compte des phénomènes qu´ils observent; «Un papillon bat des ailes au Brésil et une tornade se déclenche au Texas» dit Lorenz. Mais aujourd´hui les médecins savent que ces théories s´appliquent aussi au système postural, il a été montré que ce système se comporte comme un système dynamique non linéaire. Les maladies du système postural ne sont pas dues à une lésion, mais à la structure logique de ce système métastable qu´un tout petit rien fait basculer dans un comportement chaotique. Une feuille morte tombe à la surface d´un ruisseau et le régime stationnaire des ondes en est profondément et durablement transformé. Pour comprendre les maladies posturales il suffit de changer de logique, de s´adapter à la logique du réel.

   Cent cinquante ans après la question de Charles Bell le corpus scientifique de la posturologie est donc constitué, dense, structuré, riche de milliers de travaux réalisés dans de nombreux pays du monde: Hollande, France, Japon, Allemagne, Angleterre, Italie, Portugal, Belgique, Canada, malheureusement très peu aux USA! Le savoir est là ... mais il reste à la porte de notre système de santé car il s´est développé en dehors des catégories du système. Des médecins sont formés pour s´occuper des maladies des yeux, des oreilles, du rachis, etc., mais personne encore n´est prévu pour s´occuper des maladies de l´homme debout. Pire, personne n´est chargé de régler ce problème. En 1997, cent soixante ans après les débuts de la recherche posturologique, les malades posturaux sont encore des exclus du système de santé.


Les exclus du système de santé

   Cette formule, les exclus du système de santé, pourrait passer pour un effet de style, un jeu littéraire, si on ne prenait le temps de parler d´eux, au moins de certains d´entre eux. J´en ai rencontré lorsque je visitais, comme médecin du travail, les chantiers du bâtiment de la région parisienne. Ils étaient profondément meurtris par l´injustice de leur situation.

   L´histoire était toujours la même: un accident au cours duquel un choc violent sur la tête avait provoqué une perte de connaissance, l´hôpital où ils avaient vite retrouvé leurs esprits et, après deux à trois jours d´observation, la sortie d´hôpital, une semaine ou deux de convalescence, bref ce que les médecins appellent un traumatisme crânien fermé (sans fracture du crâne) mineur.

   Leurs véritables ennuis débutaient à la reprise du travail car ce genre de traumatisme laisse des séquelles spécialement gênantes dans la profession: des sensations vertigineuses. A la visite médicale de reprise ils en parlaient, bien sûr, à leur médecin du travail et la conséquence était immédiate, inéluctable: aucun médecin du travail ne signera une fiche d´aptitude aux travaux en hauteur pour un ouvrier qui accuse des troubles de l´équilibre.

   Mais que faire d´un maçon qui ne peut travailler qu´au sol? L´entreprise le garde, avec cependant une baisse de salaire qui correspond à la réduction des services rendus, quoi de plus normal puisque tout cela est organisé par le système de santé: il est prévu des indemnités pour les accidentés et l´entreprise verse des cotisations pour alimenter cette caisse des accidents du travail.

   Malheureusement ces sensations vertigineuses sont un symptôme d´une maladie posturale, c´est à dire d´une maladie inconnue du système de santé, qui ne provoque pas de lésion visible, qui n´entraîne pas de modifications des examens connus... Comment le médecin de la sécurité sociale chargé de fixer l´indemnité de ces malades pourrait-il prendre en considération ces sensations vertigineuses qui, dans le système, ne correspondent à rien? Un taux de 2% est accordé, un peu comme un pretium doloris, alors que la chute du salaire est souvent beaucoup plus conséquente, j´ai vu des feuilles de salaire qui affichaient une réduction de 30%.

   Comment dans ces conditions ces ouvriers n´auraient-ils pas le sentiment d´être incompris par les médecins, d´être victimes d´une injustice? Alors certains d´entre eux deviennent quérulents, ils réclament expertises sur expertises, et des contre-expertises, ils accumulent des certificats de toutes sortes, ils reviennent sans cesse à la charge, ils font tant et si bien qu´ils finiraient par ancrer dans la tête des médecins experts que les traumatisés crâniens sont des contestataires. Ce qui est tout à fait faux, la plupart des traumatisés crâniens que nous avons vu souffraient, résignés et silencieux, leur exclusion du système de santé.

   Une enquête menée par le docteur Amphoux et une quarantaine de médecins du travail sur un échantillon de 10.000 sujets parmi les 300.000 ouvriers du Bâtiment de la région parisienne a montré que 4% d´entre eux avaient souffert de ces séquelles d´un traumatisme crânien. A l´époque on pouvait donc estimer à plus de 10.000 le nombre des exclus du système de santé, pour cette seule affection, cette seule population. Le problème n´est pas mince, mais comment le résoudre?


Que faire?

   Bien que la solution finale soit administrative, on ne peut pas solliciter une initiative de l´administration, ce serait lui demander de prendre indûment position sur la vérité de la chose. Aucune administration humaine ne peut s´arroger le droit de dire le vrai et le faux. En médecine comme ailleurs le critère de vérité n´est pas l´autorité mais le devenir de l´évidence à travers les consciences de soi. Ce principe n´a pas échappé à l´ordre des médecins qui écrit dans son code cette affirmation démocratique: «Tout médecin participe à l´évaluation des pratiques professionnelles».

   Mais cette reconnaissance de la vérité à travers les consciences de soi n´est pas immédiate. Pour qu´une vérité soit reconnue encore faut-il qu´elle soit connue... Le rôle des médias dans cette gestion de la reconnaissance de la vérité est capital. On peut regretter à ce sujet une frilosité certaine des journalistes; manifestement ils n´aiment pas traiter de sujets médicaux nouveaux. Pour leur carrière ils ont sans doute raison. Ce silence toutefois ne favorise pas l´extension du débat. Or nous sommes tous concernés par les problèmes de santé, il n´y a pas de raisons pour que la discussion soit limitée à un club fermé. Certes les compétences sont variées - même parmi les médecins - mais le manque de compétence n´empêche pas de comprendre la question et de la répercuter pour donner de l´ampleur au débat. Comment nos concitoyens pourraient-ils ne pas être choqués de savoir que des centaines de milliers d´entre eux risquent de continuer à être exclus du système de santé du fait de lenteurs administratives?

   La lenteur, le problème est bien là . Le principe de logique majeure plane merveilleusement dans les hauteurs, il ne situe aucun terme précis au devenir de l´évidence. A nous de juger. Et nous avons tous en tête des recours récents aux tribunaux pour trancher entre des appréciations différentes de la maturité du devenir de l´évidence. Dans le cas de la posturologie il ne s´agit pas, heureusement, de maladies qui conduisent à la mort. Il n´est pas question d´en appeler aux juges... mais à la conscience collective, pourquoi pas? Puisque le système de santé est radicalement incapable de relever le défi d´une gestion exhaustive du Non-Savoir.