NAVIGUER AUX AVANT-POSTES DE L’OBSCUR

ou

Du Syndrome Post-commotionnel à la Posturologie

Pierre-Marie GAGEY
Institut de Posturologie, Paris

     Ostéopathes et Posturologues, nous nous reconnaissons réciproquement car, les uns et les autres, nous naviguons aux avant-postes de l’obscur ; nous ne considérons pas l’irrationnel comme «diabolique», réfractaire à l’articulation d’une parole, mais comme ce par quoi des dimensions neuves de la médecine peuvent advenir (1) ; et cela nous situe, les uns et les autres, en opposition aux tenants d’une médecine basée sur les Lumières de l’évidence.
     L’histoire de la naissance de la Posturologie à partir d’un travail sur le Syndrome Post-commotionnel permet d’illustrer cette navigation aux avant-postes de l’obscur tout en stigmatisant l’obscurité de la pensée qui est à la base de la Médecine fondée sur l’évidence.

L’origine obscure

     Un des paradoxes du syndrome post-commotionnel consiste en cette opposition bizarre entre le consensus sur l’origine traumatique du syndrome — personne ne la discute — et le doute qui règne sur l’origine obscure des plaintes subjectives du syndrome.
     Effectivement, dans la supposée logique de l’évidence, nous devons reconnaître que nous sommes bien incapables de présenter des séries de centaines d’études anatomopathologiques sur pièces nécropsiques de patients ayant souffert de syndrome post-commotionnel qui montreraient des lésions laissées par le traumatisme et dont on aurait l’évidence qu’elles sont à l’origine des plaintes subjectives des patients…
     Nous sommes tout juste capables de présenter des séries d’études anatomopathologiques qui apportent l’évidence qu’un traumatisme crânien suivi de mort a provoqué dans plus de 90% des cas des lésions du tronc cérébral.
     Nous sommes aussi capables d’apporter l’évidence que la géométrie du crâne focalise l’onde de choc d’un traumatisme crânien sur la région occupée par le tronc cérébral.
     Nous sommes aussi capables d’apporter l’évidence qu’un traumatisme crânien mineur, incapable de conduire à la mort, provoque, chez l’animal des lésions d’un type très particulier : aucune structure tronculaire atteinte n’est totalement détruite, quelques neurones seulement ont un aspect de cellules mortes, dégénérées, avec un noyau pycnotique. Tout se passe comme si l’onde de choc avait décimé une partie seulement de la population neuronale de ces structures anatomiques.
     Mais bien sûr ces données fondamentales ne constituent pas une évidence que les plaintes subjectives alléguées par les traumatisés crâniens ont une origine objective. Ces plaintes peuvent tout simplement être imaginées pour venir étayer une demande de compensation d’un préjudice supposé, pourquoi pas ?. Ou elles peuvent être le fait d’une psychologie fragile qui manifeste comme elle peut sa souffrance d’un traumatisme bien réel, lui.
     Décidément l’origine des plaintes subjectives des traumatisés crâniens reste bien obscure !

L’évidence de l’obscurantisme

     Par contre, il est parfaitement clair que la pensée médicale a manifesté dans cette affaire un réel obscurantisme. Plutôt que de se soumettre aux conclusions d’une réflexion rationnelle rigoureuse, elle a préféré suivre les sirènes d’un sophisme ontologique.
     C’est un fait historique.
     Les 6 et 7 avril 1916, en pleine guerre mondiale, alors que des problèmes administratifs considérables étaient posés au ministère des armées par les séquelles des traumatismes crâniens — faut-il ou non renvoyer sur le front ces malheureux poilus ? —, la Société de Neurologie, concernée elle aussi par ces problèmes, les inscrit au programme de sa réunion et invite le Ministre à y participer. Durant les deux jours de la discussion, Pierre Marie — le rapporteur —, Babinski, Froment, Villaret, Sicard, Guillain, Lortat-Jacob, Clovis Vincent, Roussy, Laignel-Lavastine, André Thomas, Grasset et autres pères fondateurs de la neurologie française, constatent explicitement que «chez tous ces sujets, les descriptions des troubles qu'ils éprouvent sont absolument identiques et faites avec les mêmes expressions.» Cet accord entre les discours des patients sur leurs troubles subjectifs suscite dans l’assemblée des neurologues l’intuition unanimement partagée «qu’il ne peut s'agir là d'une leçon apprise» Cet accord spontané du langage des patients au sujet de leurs troubles subjectifs renvoie nécessairement à une réalité sous-jacente, objective, qui seule peut l’expliquer. Autrement dit, l’intersubjectivité est unanimement acceptée par cette assemblée comme preuve de l’objectivité du syndrome.
     Cette conclusion, rationnelle rigoureuse, n’a pas été retenue par la pensée médicale… Pierre Marie ayant publié les actes de cette réunion sous le titre :«Les troubles subjectifs consécutifs aux blessures du crâne», un glissement verbal révélateur s’est produit au cours des années pour aboutir au fameux «Syndrome Subjectif des Traumatisés du Crâne de Pierre Marie». Pierre Marie n’a jamais donné ce titre à ce syndrome.
     Ce fait — historique — montre bien que la notion d’une « intersubjectivité base de l’objectivité» parle manifestement moins aux médecins que l’évidence de la subjectivité de ces troubles qui ne renvoient à aucune lésion, à aucun quelque part !… La croyance à la base de cette évidence a été remarquablement caricaturée par Bachelard ::«Je sais où cela est, donc je sais que cela est, et ce que c’est». Malheureusement pour les médecins, il s’agit d’un sophisme…

     Toute évidence n’est pas vérité.

L´histoire de la Posturologie

     Confronté pendant des années à cet obscurantisme de la pensée médicale on y devient allergique au point d’avoir des boutons chaque fois qu’on le rencontre, même sous des formes mineures. Et l’histoire de la Posturologie est bourrée de ces fausses évidences, de ces imprécisions du langage, de ces erreurs épistémologiques qui ont obscurci la pensée médicale, souvent pendant des décades.
     À commencer par Charles Bell qui a merveilleusement formulé la question de la Posturologie: «Comment un homme maintient-il une posture debout ou incliné contre le vent qui souffle sur lui? Il est évident qu´il possède un sens par lequel il connaît l´inclinaison de son corps et qu´il possède l´aptitude à la réajuster, à corriger tout écart par rapport à la verticale. Quel sens est-ce donc?». Dans ce même texte, on peut le constater, Charles Bell est aussi merveilleusement tombé dans le panneau des évidences de son temps ! À toute fonction un organe : l’œil pour la vue, l’oreille pour l’audition, les poumons pour la respiration, etc. Il était évident que l’homme possédait un sens par lequel il connaissait l’inclinaison de son corps… Mais quel sens est-ce donc !
     Les chercheurs du XIXe siècle ont découvert toute une série de sens impliqués dans le contrôle postural — œil, vestibule, muscles nucaux et oculomoteurs, peau de la sole plantaire — mais à aucun moment au cours de ce siècle, on ne voit apparaître la moindre tentative de synthèse… Le poids de l’évidence du siècle était-il donc si fort qu’il en soit arrivé à obscurcir à ce point les esprits ?
     Et ce n’est pas tout… Parlant d’équilibre, les médecins s’étaient inventé une autre évidence : «l’équilibre, c’est quand la verticale de gravité reste à l’intérieur des limites du polygone de sustentation» disaient-ils. Quelle drôle d’idée d’avoir imaginé pour l’Homme une définition particulière de l’équilibre alors que les physiciens depuis longtemps avaient défini rigoureusement l’équilibre comme l’état d’un corps soumis à deux forces résultantes alignées, égales et opposées. Si les médecins avaient adopté ce langage rigoureux, ils auraient compris que l’homme debout n’est jamais en équilibre, mais qu’il se stabilise. Ils auraient pu distinguer les chutes — quand la verticale de gravité sort des limites du polygone de sustentation — et les instabilités — lorsque le contrôle postural se dégrade et devient imprécis, tout en respectant les limites du polygone de sustentation —. Mais l’évidence des médecins était ailleurs et les patients instables ont attendu en vain que la médecine de leur temps les comprenne.
     La palme d’or de la plus belle fausse évidence revient à Claude Bernard ! Elle date du milieu du XIXe siècle, mais elle n’a pas fini de faire des ravages dans les esprits des médecins… “Un fait dont le déterminisme n'est point rationnel doit être repoussé de la science.” A-t-il écrit dans son Introduction à l'Étude de la Médecine Expérimentale (Troisième partie, chapitre deux, §2). Évidemment!… La science n'est pas un recueil de faits indéterminés et irrationnels… Mais, lorsque les a priori rationnels du savant lui servent à décider si les faits qu’il observe sont ou non scientifiques, sa science risque bien alors de n'être plus que le reflet de ses a priori!…
     Il est intéressant de noter que cette erreur épistémologique apparaît dans le chapitre qui traite des expériences de Claude Bernard sur le venin de crapaud. Injecté sous la peau d’une grenouille, ce venin la faisait mourir ; injecté sous la peau du crapaud, il était sans effet. Cette bizarrerie inexpliquée a duré jusqu’au jour où, interpellé par la différence de poids entre les deux animaux, l’expérimentateur a proportionné la dose injectée au poids de l’animal ; le crapaud en est mort. Ce faisant, Claude Bernard s’est alors trouvé devant un phénomène de proportionnalité linéaire, manipulable par les opérateurs mathématiques qu’il connaissait, donc devant un déterminisme qu’il pouvait considérer comme rationnel, donc devant un fait qu’il pouvait scientifiquement accepter.
     Cette attitude d’une autorité de la médecine scientifique n’a pas du tout préparé les médecins à comprendre les comportements posturaux qui, précisément, ne manifestent pas de proportionnalité entre les causes et les effets, car le système postural est un système dynamique non linéaire. Et, encore aujourd’hui, les posturologues sont souvent accusés d’être des charlatans parce que leurs confrères ne comprennent pas qu’ils puissent obtenir des résultats aussi importants avec des moyens aussi ridicules que ceux qu’ils utilisent.

La morale de cette histoire

     La morale de cette histoire c’est qu’il vaut mieux se laisser interpeller par ce qui est étrange, bizarre, irrationnel, autrement dit naviguer aux avant-postes de l’obscur, que de se fier aux évidences de son temps !
     La médecine basée sur l’évidence, que la chose soit dite en français ou en américain, est une stupidité incroyable qui manifeste l’absence désastreuse de réflexion de la part de ceux qui promeuvent cette idée. Car, quand même, il est facile de comprendre que l’évidence n’est pas un critère de vérité. Il y a tant de fausses évidences de par le monde qu’il faut être bouchés pour ne pas s’en rendre compte. Seul le devenir de l’évidence à travers les temps et les moments de l’histoire de l’esprit peut prendre progressivement quelque aspect de critère de vérité, toujours suspendu cependant à son futur devenir…
     Et même si on traduit l’américain «Evidence» par «Preuve» — Médecine fondée sur la preuve — on ne sort pas du domaine de l’évidence et de sa subjectivité. Prouver quelque chose à quelqu’un n’est jamais rien d’autre qu’arriver à lui faire partager notre évidence subjective.
     Décidément les médecins ont vraiment de la peine à concevoir que l’intersubjectivité fonde l’objectivité à condition de ne pas évacuer l’aspect historique de cette intersubjectivité.
     Alors, ostéopathes et posturologues, ne nous laissons pas éblouir par les Lumières de l’évidence ! Continuons à naviguer aux avant-postes de l’obscur, à ne pas considérer l’irrationnel comme «diabolique», réfractaire à l’articulation d’une parole, mais comme ce par quoi des dimensions neuves de la médecine peuvent advenir.

(1) Cf. Gilles Châtelet Les enjeux du mobile : mathématique, physique, philosophie. Seuil, Paris, 1993