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Le forçage vocal correspond à une augmentation des tensions péri-laryngées au cours de la phonation, dues à un travail musculaire inapproprié. Il se manifeste le plus souvent par une posture caractéristique (projection du visage vers l´avant, tensions musculaires cervicales, etc.). Ce comportement peut être responsable de lésions dysfonctionnelles sur les cordes vocales entraînant une dysphonie et nécessitant le cas échéant une intervention micro-chirurgicale. Notre projet était de mettre au point et de valider un protocole de mesures objectives et non invasives des manifestations posturales du forçage vocal dans le but d´optimiser la prise en charge des patients.
L'étude était prospective de type comparative entre un groupe témoins, sans antécédents vocaux, et un groupe de sujets présentant une laryngopathie dysfonctionnelle. Nous avons effectué une série de mesures simultanées de l´activité posturale et segmentaire au cours de la phonation. Un accéléromètre, un dispositif d´analyse cinématique, une plate-forme de posturologie étaient utilisés en parallèle. Au cours d'un enregistrement, toutes les mesures en période de phonation ont été rapportées aux phase de repos. La variance de la vitesse du déplacement du centre de gravité s'est révélée être le critère de différentiation le plus pertinent. Sa valeur moyenne était de moyennes 0.07 (écart-type: 0.126) pour les sujets témoins, et de 0.32 (écart-type: 0.211) pour les sujets pathologiques. La partition des deux groupes était significative (p<0.001, test de Mann-Whitney). La fiabilité de ce paramètre permet d´envisager l'intégration, dans le bilan vocal clinique, de mesures concernant les modifications posturales et segmentaires contemporaines du forçage vocal.
Les pathologies vocales sont souvent associées à un comportement phonatoire particulier appelé «forçage vocal». Ce comportement, correspond à une augmentation des tensions musculaires péri-laryngées et posturales. Les modifications posturales observées au cours du forçage vocal sont l'avancée du visage, des tensions cervicales, un affaissement thoracique et une flexion du rachis dorsal [1, 2]. Le forçage vocal est normal dans des situations d'urgences où la voix est l'expression d'un signal d'alarme [1] : il est alors transitoire, suivi par une période de repos et de récupération. Par contre, le dysfonctionnement vocal est installé lorsque les tensions deviennent permanentes. Au niveau des cordes vocales, cet état de tension peut être responsable de lésions appelées laryngopathies dysfonctionnelles [3].
L´évaluation du forçage vocal en pratique phoniatrique est actuellement surtout perceptive (sensation de «serrage») et correspond au paramètre S de l´échelle GRBAS [4]. Son évaluation objective par des mesures aérodynamiques (Pression sous-glottique estimée, rendement glottique) a été largement utilisée [5, 6, 7] mais l´étude des modifications posturales caractéristiques n´a pas fait l´objet de travaux spécifiques. Le rôle des mouvements corporels et de la posture sur la production vocale et le travail musculaire a déjà été rapporté [8, 9]. Le travail du diaphragme et des muscles intercostaux serait influencé par la pesanteur. Chez un sujet couché, son expiration serait plus rapide du fait de la moins bonne descente du diaphragme, et de l'affaissement plus rapide des muscles intercostaux. Une étude faite chez des chanteurs a décrit les mouvements du massif facial et du rachis cervical au cours de l'émission des sons extrêmes [10]. Lorsque les chanteurs émettaient des sons aigus, le rachis cervical amorçait une flexion au niveau de la septième cervicale et une extension au niveau des premières cervicales. La résultante de ces mouvements était une ouverture de l'angle menton, oreille, septième cervicale, ainsi qu'un déplacement vers l'avant de la partie supérieure du tronc. La production vocale semble donc être accompagnée de modifications posturales principalement localisées au niveau de la tête et du cou ayant des conséquences sur l'équilibre du sujet.
L´analyse des mouvements de la tête peut être étudiée à l´aide d´un accéléromètre-inclinomètre fixé au sommet du crâne comme cela a été démontré chez le nouveau-né lors de l´étude des mouvements de la tête en réponse à un stimulus [11]; l'intégration mathématique permet de restituer la vitesse et le déplacement de la tête à partir du signal d´accélération. L´analyse cinématique à partir d´images vidéo est une autre technique d'évaluation; des points cibles fixés sur le sujet sont numérisés et les coordonnées de chaque point numérisé font l´objet d´un traitement mathématique permettant de modéliser le mouvement [10].
L´analyse de l´équilibre fait appel aux techniques de la stabilométrie. L´homme peut être considéré comme mécaniquement multi-articulé au dessus de sa base d´appui. Il est physiquement instable, en recherche permanente de son équilibre. La stabilométrie étudie les mécanismes de cette «équilibration». De nombreuses études ont été présentées portant sur les stratégies d´équilibration avec ou sans influence du milieu extérieur [12, 13]. La plupart de ces études font appel à une plate-forme de forces qui étudie la distribution des forces d´appui au sol. Ce type de plate-forme permet de réaliser le calcul du centre de gravité ainsi que d´autres index en accord avec les normes de l´Association Française de Posturologie (A.F.P.) [14].
Notre hypothèse était que l´évaluation objective des manifestations posturales globales et du segment céphalique, contemporaines du forçage vocal, permettrait de différencier les sujets sains et des sujets dysphoniques.
Nous avons étudié la production vocale de dix sept sujets sains de sexe féminin sans antécédent vocal et avec une voix normale (âge moyen 27 ans) et dix sujets dysphoniques de sexe féminin porteurs de nodules vocaux dans 6 cas et de polypes dans 4 cas (âge moyen 30 ans, extrêmes 18 et 60 ans).
Pour l'étude des mouvements de la partie supérieure du tronc, nous avons utilisé un accéléromètre-inclinomètre fixé au sommet du crâne et un ensemble d'analyse cinématique comportant une caméra, un ordinateur P.C., un logiciel de numérisation du mouvement (Statis®). L'accéléromètre-inclinomètre délivrait un signal proportionnel à l'accélération et à l'inclinaison de la tête du sujet. L'ensemble d'analyse cinématique permettait d'étudier les déplacements dans le plan sagittal, du menton (M), du lobe de l´oreille (O), de l´épaule (E), repérés à l´aide de cibles réfléchissantes. Le sujet était filmé de profil au repos et au cours de la phonation. Les données étaient traitées en différé, après avoir été rapportées à un référentiel défini lors de la procédure de calibrage. Les critères retenus étaient les variations de l´angle menton, oreille, épaule, (MOE) et le déplacement du menton (M) au cours de la phonation.
Pour l´étude du centre de gravité (G), nous avons utilisé une plate-forme de posturologie, réalisée dans notre laboratoire, de dimensions 6x50x50 cm, avec une plaque d'aluminium indéformable et galvaniquement isolée, aux normes de l'AFP. Les signaux issus de la plate-forme étaient traités par un deuxième ordinateur P.C. à l´aide d'un logiciel spécialement programmé. Ce logiciel permettait également de centraliser les informations de l'accéléromètre-inclinomètre, de l´appareillage cinématique et la plate-forme tandis que deux microphones reliés à chacun des ordinateurs enregistraient la voix des sujets (figure 1). Parmi les données stabilométriques, nous avons retenu les excursions antéro-postérieures, ainsi que la variance de la vitesse de déplacement de G dont nous avons calculé l'indice de Variation de la Variance de la Vitesse de déplacement de G (VVV).
Figure 1 : diagramme de l´expérimentation
Toutes les données étaient enregistrées simultanément
puis traitées en différé.
Le sujet était debout, pieds nus, sur la plate-forme selon les normes de l'AFP (talons joints et formant un angle de 30°, bras le long du corps) (figure 2). Une cible visuelle, constituée de deux voyants lumineux de couleur différente, était placée à hauteur du regard. Le sujet avait pour consigne de prononcer une phrase en voix projetée lorsque le voyant vert s´allumait. Le voyant rouge s´éclairait lorsqu´un niveau sonore suffisant était atteint (70 dB). La phrase était répétée quatre fois à 10 secondes d´intervalle. La durée totale de l'enregistrement était de 51 secondes. Toutes les mesures de la phase phonatoire étaient rapportées aux phases de repos (absence de phonation). La variable réduite utilisée était le quotient:
appelé «indice de variation». X étant
le paramètre de posturologie étudié.
Figure 2 : déroulement de l´expérimentation.
2. les pastilles réfléchissantes étaient fixées sur le menton, l´oreille, l´épaule. 3. le sujet se tenait debout sur la plate-forme. 4. les microphones enregistraient la voix du sujet. 5. la caméra contrôle était reliée à un magnétoscope permettant ainsi une analyse perceptive des modifications posturales segmentaires. 6. la caméra d´analyse kinématique permettait l´enregistrement puis la numérisation des données. 7. l´ordinateur relié à cette caméra était muni du logiciel d´analyse kinématique (Statis®). 8. l´ordinateur relié à la plate-forme était muni du logiciel de posturologie. |
Le traitement statistique des données a été fait à l'aide du logiciel Systat@ [15]. Les résultats dans les deux populations ont été comparées à l´aide du test non paramétrique de Mann-Whitney (le seuil de probabilité a été fixé à p<0.05).
Analyse segmentaire
Les données recueillies par l´accéléromètre mettent en évidence une rotation arrière du massif facial. Ce mouvement est stable, de faible amplitude et parfaitement contemporain de la phonation chez les sujets sains. Dans la population des sujets dysphoniques les mouvements sont de plus grande amplitude et beaucoup moins réguliers. L´analyse cinématique révèle une augmentation de l´angle menton, oreille, épaule (MOE), au cours de la phonation, nettement supérieure chez les sujets dysphoniques. Ces derniers présentent, au repos, une ouverture d'angle déjà supérieure aux témoins. On constate une nette avancée du menton au cours du forçage vocal, ce qui correspond à une translation avant du massif facial (figure 3).
Figure 3 : tracés (de haut en bas) du menton (kinématique), du centre de gravité (G) (posturologie), de l´accéléromètre (cinématique), avec enregistrement concomitant de la voix.
On peut remarquer que la courbe de G est très proche de la courbe du menton avec des variations de plus faibles amplitude. C´est le déplacement du menton qui entraîne le centre de gravité. |
Analyse stabilométrique
Les enregistrements effectués par la plate-forme de posturologie montrent des tracés beaucoup moins stables chez les sujets dysphoniques (figure 3). Les excursions de G sont très amples et le plus souvent vers l´avant. La moyenne de l´indice VVV est de 0,07 chez les sujets témoins, et de 0,32 chez les sujets dysphoniques. Le risque d'erreur calculé avec le test de Mann-Whitney est égal à 0,001 (tableau I). Cet indice permet de différencier la phase phonatoire de la phase de repos, et les sujets témoins des sujets dysphoniques.
Sujets | N | moyenne de VVV | écart-type |
dysphoniques | 10 |
|
±0,211 |
témoins | 17 |
|
±0,126 |
Tableau I : moyennes et écart-types
de l´indice de Variation de la Variance de la Vitesse (VVV)
des mouvements du centre de gravité.
La différence entre les deux populations est hautement
significative avec une probabilité p égale à
0.001 (Test de Mann-Whitney)
Figure 4 : la moyenne des Indices de
Variation de la Variances de la Vitesse de G (IVVV) chez les sujets
dysphoniques est significativement supérieure (sujets dysphoniques
0.32, sujets témoins 0.07).
Les variations segmentaires et posturales accompagnant le forçage vocal ont été confirmées et quantifiées par cette expérience. L´indice VVV a permis de différencier de façon statistiquement significative les sujets sains des sujets présentant un forçage vocal.
Les données recueillies à l'aide de l'accéléromètre-inclinomètre étaient complémentaires de celles de l'ensemble d'analyse cinématique. Elles nous ont permis de constater que la rotation arrière de la tête était synchrone de l'avancée du menton et confirmaient la translation vers avant de la tête détectée sous forme d'accélération.
Les données de l'analyse stabilométrique ont montré que l´amplitude des excursions de G et l´instabilité des tracés étaient plus importantes chez les sujets dysphoniques. L'indice VVV traduit une augmentation du travail musculaire postural mis en jeu par les sujets dysphoniques lors de la phonation. Dans notre expérience, les sujets maintenaient un équilibre instable, en général décentré vers l´avant, par des activités de correction entraînant de grandes accélérations. L´indice VVV est l´indice mathématique traduisant ces accélérations[16].
Une des hypothèses qui peuvent être avancées est que, chez le sujet dysphonique, le jeu normal des compensations posturales (ceinture scapulaire, bassin, chevilles) est limité par l'état de tension globale, entraînant un raidissement général du squelette. Le sujet peut être assimilé à un pendule inversé dont la seul degré de liberté restant fonctionnel est la cheville. Dans ces conditions, les déplacements de G dus aux mouvements de la tête, sont plus amples et plus rapides. Une telle augmentation avait déjà été mise en évidence lors de l'étude de la posture en position assise [17]. En position assise l'influence de la respiration sur la statique du sujet serait beaucoup plus importante du fait du blocage de toutes les charnières de la partie inférieure du corps. Il serait intéressant de vérifier l'augmentation du travail musculaire par électromyographie comme cela a déjà été fait à propos de l'étude du rétrocontrôle de l'équilibration chez le sujet normal [18].
Cette étude pourrait être complétée par l´analyse des conséquences du mode respiratoire pré-phonatoire. Les modifications segmentaires liées à la respiration ont des conséquences posturales. Des études ont déjà été présentées sur les conséquences sur le fonctionnement des cordes vocales des caractéristiques respiratoires de la phase pré-phonatoire [19, 20, 21]. A notre connaissance, l´influence de la respiration sur la stratégie posturale phonatoire n´a pas encore fait l'objet d'étude spécifique.
La fiabilité de l'indice VVV ainsi que la maniabilité de la plate-forme permettent d´envisager l´intégration de ce paramètre dans le bilan des dysphonies. Il pourrait entrer dans le cadre de l´optimisation de la prise en charge et du suivi des patients. Le rétrocontrôle visuel du logiciel utilisé pourrait être utilisé dans le suivi des rééducations, mais aussi comme aide à l´enseignement de l´équilibre postural dans le travail du chant. Il est également possible d'envisager son utilisation en médecine du travail dans un but préventif et éducatif pour les métiers à risque vocal (enseignants, comédiens, chanteurs, professions de communications).
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