«Qu'est-ce qu'une maladie
posturale?» Cette question est si souvent posée qu'il
faut bien se résoudre à en parler. Malheureusement...
car sous son aspect naïf, une telle question cache dans les
replis de ses ambiguïtés sémantiques tant d'orientations
différentes qu'il est difficile de savoir où veut
en venir celui qui la pose! Est-ce une question sur le phénomène?...
Sur les causes?... Sur l'être?... Est-ce un désir
de savoir?... Ou un désir d'embarrasser?... Le choix de
cette formulation ambiguë, même s'il est plus ou moins
conscient, ne peut être tenu pour innocent; ne serait-il
pas demande, au-delà des explications «scientifiques»,
d'une autre réponse propre à débusquer les
obstacles (émotionnels?... conceptuels?...) à la
compréhension?
Bien curieuse question qui suscite
tant d'échos divers! Mais cela ne tient pas à la
maladie posturale, c'est la structure grammaticale de la phrase
qui est en cause, c'est elle qui fait porter tout le poids de
l'interrogation sur le verbe être - «qu'est-ce
que la maladie posturale?» - et donne par conséquent
une tournure métaphysique à la question. Or, Aristote
l'avait déjà remarqué, on ne sait pas répondre
à la question: «Qu'est-ce qu'une éclipse de
lune?» alors qu'on sait très bien répondre
si la question, transformée, porte sur les causes. «Pourquoi
y a-t'il une éclipse de lune?» Un enfant de cinq
ans saurait l'expliquer. Poser une question scientifique sous
un mode métaphysique ne manifeste pas une grande capacité
à clarifier le débat! Mais cela signifie clairement
que le débat n'est pas clair! Il y a quelque part une «embrouille».
Laissons de côté les
obstacles émotionnels, ils existent certes, trop personnels
cependant pour être débattus. Mais du côté
des concepts, où est l'embrouille? Le concept de posture
n'est pas seulement clair, il est élégant, il désigne
sous un même terme deux phénomènes qui peuvent
paraître différents alors qu'ils sont profondément
corrélés: la position réciproque des pièces
squelettiques et la position du corps par rapport à l'environnement.
L'ordonnancement de ces positions est gouverné par le système
nerveux central, cela n'est contesté par personne, et l'usage
du terme système postural s'est imposé paisiblement
pour désigner ce sous-système qui règle la
posture. La complexité de ce système postural est
un fait bien établi, indiscuté. Et il ne faut pas
être grand prince pour comprendre qu'un système si
complexe puisse connaître des «pannes». D'ailleurs
tout le monde, et pas seulement les médecins, rencontre
tous les jours des hommes, des femmes qui ont du mal à
tenir debout, soit qu'ils titubent, soit qu'ils souffrent dans
cette posture. Mais beaucoup de ces malades, pour ne pas dire
la plupart, ne sont pas des malades «neurologiques»
selon les critères définis par CHARCOT et son école.
Pourtant le système postural appartient au système
nerveux central Faut-il conclure que la maladie posturale est
une maladie du système nerveux central, qui n'est pas neurologique?
C'est là que le bât blesse.
Jean-Marie CHARCOT, tel un Moïse
fendant les eaux de la mer Rouge, en séparant parmi le
flot des maladies du système nerveux central, d'un côté
les maladies neurologiques structurées par une topologie,
de l'autre toutes les affections sans lésions, a génialement
servi la Médecine; il a commencé à mettre
de l'ordre dans les maladies du système nerveux central
grâce au concept anatomique. Mais on doit aussi reconnaître
qu'il a laissé une question sans réponse: Pourquoi
le système nerveux central connaît-il des dysfonctions
même lorsqu'il ne présente pas de lésions?
Après la guerre de 1870 les dicussions des médecins
de la Salpêtrière sur le pithiatisme montrent que
les élèves de CHARCOT avaient bien compris qu'il
y avait un problème et Sigmund FREUD, qui participait à
ces discussions, développera ses théories psychanalytiques
dans la foulée de cette problématique. Mais les
maladies ni neurologiques ni psychiatriques? La grande guerre
1914/1918 en exigeant - dans des circonstances dramatiques -
des décisions au sujet des blessés du crâne
manifestera le désarroi des neurologues en présence
d'une affection du système nerveux central qui ne rentre
pas dans le cadre prévu par Jean-Marie CHARCOT (Lire sur
cette page le C.R. de la réunion de la Société
de Neurologie des 6/7 Avril 1916). Incapables de répondre
à la question, déstabilisés par ces maladies
fonctionnelles dont ils ne comprenaient pas les causes, les premiers
disciples de CHARCOT ont travaillé les affections dues
à une lésion anatomique, celles qu'ils comprenaient
- quoi de plus normal? - et ils l'ont fort bien fait. C'est ainsi
que les fonctionnels sont «passés à la trappe»...
et, progressivement, les neurologues ont reçu, de la communauté
médicale, mission d'être fidèles à
cette tradition, de s'occuper uniquement des maladies «neurologiques»,
à tel point que, s'ils s'écartent de cette mission,
ils ne sont plus compris par le groupe. Aujourd'hui un neurologue
qui se permettrait de soigner des lombalgies, par exemple, poserait
un problème à ses correspondants! Dans ce contexte
historique, on comprend mieux que la question «qu'est-ce
qu'une maladie posturale?» puisse aller jusqu'à mettre
en cause l'être même de la maladie posturale; de fait
aujourd'hui dans la pratique médicale quotidienne comme
à l'Université, en dehors de la neurologie et de
la psychiatrie, il n'est pas d'affections du système nerveux
central.
Pourtant il y a des hommes et des
femmes qui ne sont ni des malades neurologiques ni des malades
psychiatriques et qui ont quand même du mal à tenir
debout. Et les symptômes dont ils se plaignent, les signes
cliniques et paracliniques qu'ils présentent possèdent
une cohérence telle que la simple phénoménologie
de leur état constitue les bases d'une définition
clinique de leur maladie. C'est la première critique de
la posturologie, une critique de simple bon sens: si la maladie
posturale n'est pas, les malades posturaux, eux, sont. Et la posturologie
enchaîne: les médecins ne pourront jamais comprendre
ces malades s'ils n'acceptent pas de critiquer les présupposés
«scientifiques» de leur comportement intellectuel.
CHARCOT a pensé les maladies du système nerveux
à l'aide de l'anatomie, et il a eu raison, mais il ne faudrait
quand même pas oublier que l'anatomie - comme toute science
- est réductrice, elle ne manie que des concepts topologiques,
certes utiles mais bien incapables de nous permettre de dépasser
leur point de vue limité aux trois dimensions de l'espace.
La quatrième dimension, le temps, est absente des préoccupations
de l'anatomie qui ne connaît que le céphalique et
le caudal, le dorsal et le ventral, le médial et le latéral.
Or on sait parfaitement que deux ondes de dépolarisation
convergeant sur des branches voisines d'un dendrite entreront
ou non en collision pour des motifs strictement spatio-temporels.
Le timing du système nerveux compte autant que ses dimensions
spatiales. Il n'est pas possible de rendre compte de toutes les
dysfonctions du système par une réflexion réduite
à un aspect purement topologique, cela va sans dire, mais
apparemment cela irait encore mieux en le disant.
Les fonctions de type récursif,
comme les contrôles en rétroaction, sont particulièrement
sensibles à une modification même discrète
de leurs séquences temporelles car ce qui se passe à
l'instant t dépend de ce qui s'est passé à
l'instant t1. Lorsqu'une chaîne d'amplification sonore
'accroche' un phénomène de Larsen cela n'est dû
à aucune solution de continuité de ses circuits,
à aucune anomalie de ses composants; c'est seulement parce
qu'à un instant t une onde sonore provenant d'un haut-parleur
a été recaptée par le micro et que cet effet
de rétroaction n'est pas régulé par la chaîne.
Plus généralement la dynamique de ces fonctions
récursives est soumise au risque du phénomène
de Lorenz: «Un papillon bat des ailes au Brésil et
une tornade se déclenche au Texas». Une modification
mineure dans un réseau de neurones entraîne des conséquences
disproportionnées avec leur cause, le phénomène
n'est pas linéaire.
Dans le cadre conceptuel relativement
nouveau de ces systèmes dynamiques non linéaires,
la maladie posturale trouve son droit à être et la
dynamique réductrice de la «Science» triomphe
car il y a maintenant trois spécialités pour traiter
des maladies du système nerveux central: La Neurologie,
La Psychiatrie et la Posturologie. Pauvre malade dans tout cela!...
Nous tenons à remercier particulièrement Alain Berthoz, Florent Borgel, Jean Cambier et Paul Pionchon dont les commentaires nous ont largement stimulé au cours de la rédaction de cet article.