«Qu'est-ce qu'une maladie posturale?»
Pierre-Marie GAGEY
A.D.A.posturologie, Paris


     «Qu'est-ce qu'une maladie posturale?» Cette question est si souvent posée qu'il faut bien se résoudre à en parler. Malheureusement... car sous son aspect naïf, une telle question cache dans les replis de ses ambiguïtés sémantiques tant d'orientations différentes qu'il est difficile de savoir où veut en venir celui qui la pose! Est-ce une question sur le phénomène?... Sur les causes?... Sur l'être?... Est-ce un désir de savoir?... Ou un désir d'embarrasser?... Le choix de cette formulation ambiguë, même s'il est plus ou moins conscient, ne peut être tenu pour innocent; ne serait-il pas demande, au-delà des explications «scientifiques», d'une autre réponse propre à débusquer les obstacles (émotionnels?... conceptuels?...) à la compréhension?


     Bien curieuse question qui suscite tant d'échos divers! Mais cela ne tient pas à la maladie posturale, c'est la structure grammaticale de la phrase qui est en cause, c'est elle qui fait porter tout le poids de l'interrogation sur le verbe être - «qu'est-ce que la maladie posturale?» - et donne par conséquent une tournure métaphysique à la question. Or, Aristote l'avait déjà remarqué, on ne sait pas répondre à la question: «Qu'est-ce qu'une éclipse de lune?» alors qu'on sait très bien répondre si la question, transformée, porte sur les causes. «Pourquoi y a-t'il une éclipse de lune?» Un enfant de cinq ans saurait l'expliquer. Poser une question scientifique sous un mode métaphysique ne manifeste pas une grande capacité à clarifier le débat! Mais cela signifie clairement que le débat n'est pas clair! Il y a quelque part une «embrouille».


     Laissons de côté les obstacles émotionnels, ils existent certes, trop personnels cependant pour être débattus. Mais du côté des concepts, où est l'embrouille? Le concept de posture n'est pas seulement clair, il est élégant, il désigne sous un même terme deux phénomènes qui peuvent paraître différents alors qu'ils sont profondément corrélés: la position réciproque des pièces squelettiques et la position du corps par rapport à l'environnement. L'ordonnancement de ces positions est gouverné par le système nerveux central, cela n'est contesté par personne, et l'usage du terme système postural s'est imposé paisiblement pour désigner ce sous-système qui règle la posture. La complexité de ce système postural est un fait bien établi, indiscuté. Et il ne faut pas être grand prince pour comprendre qu'un système si complexe puisse connaître des «pannes». D'ailleurs tout le monde, et pas seulement les médecins, rencontre tous les jours des hommes, des femmes qui ont du mal à tenir debout, soit qu'ils titubent, soit qu'ils souffrent dans cette posture. Mais beaucoup de ces malades, pour ne pas dire la plupart, ne sont pas des malades «neurologiques» selon les critères définis par CHARCOT et son école. Pourtant le système postural appartient au système nerveux central Faut-il conclure que la maladie posturale est une maladie du système nerveux central, qui n'est pas neurologique? C'est là que le bât blesse.


     Jean-Marie CHARCOT, tel un Moïse fendant les eaux de la mer Rouge, en séparant parmi le flot des maladies du système nerveux central, d'un côté les maladies neurologiques structurées par une topologie, de l'autre toutes les affections sans lésions, a génialement servi la Médecine; il a commencé à mettre de l'ordre dans les maladies du système nerveux central grâce au concept anatomique. Mais on doit aussi reconnaître qu'il a laissé une question sans réponse: Pourquoi le système nerveux central connaît-il des dysfonctions même lorsqu'il ne présente pas de lésions? Après la guerre de 1870 les dicussions des médecins de la Salpêtrière sur le pithiatisme montrent que les élèves de CHARCOT avaient bien compris qu'il y avait un problème et Sigmund FREUD, qui participait à ces discussions, développera ses théories psychanalytiques dans la foulée de cette problématique. Mais les maladies ni neurologiques ni psychiatriques? La grande guerre 1914/1918 en exigeant - dans des circonstances dramatiques - des décisions au sujet des blessés du crâne manifestera le désarroi des neurologues en présence d'une affection du système nerveux central qui ne rentre pas dans le cadre prévu par Jean-Marie CHARCOT (Lire sur cette page le C.R. de la réunion de la Société de Neurologie des 6/7 Avril 1916). Incapables de répondre à la question, déstabilisés par ces maladies fonctionnelles dont ils ne comprenaient pas les causes, les premiers disciples de CHARCOT ont travaillé les affections dues à une lésion anatomique, celles qu'ils comprenaient - quoi de plus normal? - et ils l'ont fort bien fait. C'est ainsi que les fonctionnels sont «passés à la trappe»... et, progressivement, les neurologues ont reçu, de la communauté médicale, mission d'être fidèles à cette tradition, de s'occuper uniquement des maladies «neurologiques», à tel point que, s'ils s'écartent de cette mission, ils ne sont plus compris par le groupe. Aujourd'hui un neurologue qui se permettrait de soigner des lombalgies, par exemple, poserait un problème à ses correspondants! Dans ce contexte historique, on comprend mieux que la question «qu'est-ce qu'une maladie posturale?» puisse aller jusqu'à mettre en cause l'être même de la maladie posturale; de fait aujourd'hui dans la pratique médicale quotidienne comme à l'Université, en dehors de la neurologie et de la psychiatrie, il n'est pas d'affections du système nerveux central.


     Pourtant il y a des hommes et des femmes qui ne sont ni des malades neurologiques ni des malades psychiatriques et qui ont quand même du mal à tenir debout. Et les symptômes dont ils se plaignent, les signes cliniques et paracliniques qu'ils présentent possèdent une cohérence telle que la simple phénoménologie de leur état constitue les bases d'une définition clinique de leur maladie. C'est la première critique de la posturologie, une critique de simple bon sens: si la maladie posturale n'est pas, les malades posturaux, eux, sont. Et la posturologie enchaîne: les médecins ne pourront jamais comprendre ces malades s'ils n'acceptent pas de critiquer les présupposés «scientifiques» de leur comportement intellectuel. CHARCOT a pensé les maladies du système nerveux à l'aide de l'anatomie, et il a eu raison, mais il ne faudrait quand même pas oublier que l'anatomie - comme toute science - est réductrice, elle ne manie que des concepts topologiques, certes utiles mais bien incapables de nous permettre de dépasser leur point de vue limité aux trois dimensions de l'espace. La quatrième dimension, le temps, est absente des préoccupations de l'anatomie qui ne connaît que le céphalique et le caudal, le dorsal et le ventral, le médial et le latéral. Or on sait parfaitement que deux ondes de dépolarisation convergeant sur des branches voisines d'un dendrite entreront ou non en collision pour des motifs strictement spatio-temporels. Le timing du système nerveux compte autant que ses dimensions spatiales. Il n'est pas possible de rendre compte de toutes les dysfonctions du système par une réflexion réduite à un aspect purement topologique, cela va sans dire, mais apparemment cela irait encore mieux en le disant.


     Les fonctions de type récursif, comme les contrôles en rétroaction, sont particulièrement sensibles à une modification même discrète de leurs séquences temporelles car ce qui se passe à l'instant t dépend de ce qui s'est passé à l'instant t­1. Lorsqu'une chaîne d'amplification sonore 'accroche' un phénomène de Larsen cela n'est dû à aucune solution de continuité de ses circuits, à aucune anomalie de ses composants; c'est seulement parce qu'à un instant t une onde sonore provenant d'un haut-parleur a été recaptée par le micro et que cet effet de rétroaction n'est pas régulé par la chaîne. Plus généralement la dynamique de ces fonctions récursives est soumise au risque du phénomène de Lorenz: «Un papillon bat des ailes au Brésil et une tornade se déclenche au Texas». Une modification mineure dans un réseau de neurones entraîne des conséquences disproportionnées avec leur cause, le phénomène n'est pas linéaire.


     Dans le cadre conceptuel relativement nouveau de ces systèmes dynamiques non linéaires, la maladie posturale trouve son droit à être et la dynamique réductrice de la «Science» triomphe car il y a maintenant trois spécialités pour traiter des maladies du système nerveux central: La Neurologie, La Psychiatrie et la Posturologie. Pauvre malade dans tout cela!...

Nous tenons à remercier particulièrement Alain Berthoz, Florent Borgel, Jean Cambier et Paul Pionchon dont les commentaires nous ont largement stimulé au cours de la rédaction de cet article.