La symétrie posturale est-elle un critère de bonne occlusion?

Pierre-Marie GAGEY
Institut de Posturologie, Paris


(Ce texte est publié avec l'autorisation formelle des professeurs Bolender, Maïnetti, Nahmani et du Bureau du groupe alsacien du Collège National d'Occlusodontie; avec l'autorisation implicite de la direction du Collège National d'Occlusodontie)


   Occlusodontistes et posturologues savent qu´une relation existe entre occlusion et posture, mais comment peuvent-ils faire progresser ensemble leurs connaissances sur cette relation?


   D´un côté les posturologues ont compris l´importance des afférences mandibulaires dans le contrôle postural. Certes, ils ne savent pas l´expliquer mais ils constatent régulièrement et par toute une série de tests différents que, chez certains malades, une modification de l´intercuspidation par interposition d´un plan de morsure modifie la symétrie du tonus postural dans un sens qui leur paraît favorable. Sans se poser de questions sur l´occlusion de ces malades et bien incapables d´en dire quoique ce soit, ils ont pris l´habitude de demander à leurs confrères dentistes d´équiper ces patients de gouttières. Les résultats étant en général favorables et le patient satisfait, les posturologues ne se posent plus de questions, en particulier aucune question sur l´occlusion de ces malades dont ils laissent aux dentistes le soin de s´occuper si par hasard un traitement définitif en bouche s´avère nécessaire. Ce dialogue silencieux, par patients interposés, ne fait guère progressé le débat sur les rapports entre occlusion et posture!... Mais comment un posturologue pourrait-il prendre la parole au sujet de l´occlusion?


   D´un autre côté les occlusodontistes - vus par les posturologues - sont bien informés des conséquences posturales possibles d´anomalies dans la sphère bucco-dentaire. On constate qu´ils acceptent d´entreprendre des travaux en bouche, provisoires ou définitifs, à la demande des posturologues, sans que ces derniers comprennent toujours très bien ce qui peut les convaincre de faire ces travaux. Il n´est pas pensable, en effet, que des arguments posturologiques arrachent le consentement des dentistes car ils ne peuvent avoir l´expérience que nous avons de la pathologie et de la clinique posturale; que signifie, par exemple, pour un non-initié, quelques millimètres de différence sur la position moyenne en X d´un statokinésigramme? La lettre d´introduction du posturologue ne peut représenter, pour le dentiste, qu´une invitation à regarder la bouche d´un patient, et s´il entreprend de faire quelque chose c´est qu´il doit avoir trouvé, dans son domaine, quelque chose à faire...


   Anomalie pour anomalie, on se contente d´échanger des patients, sans «échanger» véritablement; anomalie posturale d´un côté, dentaire de l´autre, le dentiste soigne l´anomalie dentaire et guérit l´anomalie posturale, jusqu´à maintenant on se contente d´applaudir à cette nouvelle évidence que posture et intercuspidation nourrissent d´étroites relations car pour aller plus avant et essayer de comprendre ce que signifient ces relations il faudra beaucoup d´efforts pour entrer dans la pensée de l´autre.


   Pour comprendre la pensée posturologique on constate que des heures de cours théoriques ne suffisent pas. Il faut que, d´une manière ou d´une autre, le dentiste se confronte personnellement avec la clinique posturale pour en acquérir une certaine expérience. Le professeur Bolender l´a compris, à Strasbourg, en dotant son service d´une plate-forme de stabilométrie pour que ses élèves puissent travailler par eux-mêmes la posture. Le professeur Nahmani, Président de la Société Française d´Occlusodontie, l´a aussi compris en exigeant de ses étudiants qu´ils contrôlent leur travail en bouche par un test de piétinement. Et à Nantes, dans le cadre d´un enseignement de troisième cycle préparant au diplôme universitaire d´occlusodontologie et traitements des dysfonctions temporo-mandibulaires, le professeur Maïnetti enseigne à ses étudiants des tests de posturologie.

   Pour ma part c´est seulement très récemment que j´ai réalisé cette nécessité de l´expérience personnelle de la posturologie par l´occlusodontiste, voici comment.


   Le groupe alsacien du Collège National d´Occlusodontie avait organisé une journée de travail sur la posturologie. Après quatre heures de cours sur ce sujet, patiemment écouté, l´heure est arrivée d´une démonstration pratique de quelques tests du bilan postural sur un participant qui acceptait de servir de cobaye. Or son bilan était anormal. Sur plate-forme de stabilométrie, la position moyenne en X de son centre de pression, c´est à dire la position moyenne de sa verticale de gravité, était en dehors des limites de normalité à 95%; en l´absence d´anomalies orthopédiques cette position manifeste une asymétrie anormale du tonus postural. A l´examen clinique le test des pouces était anormal: sur toute la hauteur du rachis le pouce droit montait systématiquement plus haut que le gauche, il s´agissait d´une asymétrie tonique systématisée, non limitée à quelqu´étage du rachis. Au test de piétinement de Fukuda on constatait une prévalence du gain du réflexe nucal droit de 70°, avec inversion du réflexe gauche. Cette asymétrie posturale anormale et systématique était déjà suffisamment caractérisée pour qu´on en cherche l´origine au test des rotateurs. Or le simple fait d´interposer un morceau de bristol entre les dents cuspidées suffisait à transformer le tonus des rotateurs externes de la hanche. Ce premier indice d´une modification du tonus par une modificaton de l´intercuspidation demandait confirmation: de fait le test des pouces était normalisé par le plan de morsure et de même la prévalence des gains des réflexes nucaux au Fukuda était inversée par le plan de morsure, elle devenait gauche de 30° avec normalisation du gain du réflexe nucal gauche.


   D´une telle série d´observations un posturologue retire la conviction qu´il faut regarder de plus près ce qui se passe en bouche. Or ce patient, lui-même dentiste et occlusodontiste, venait d´être soigné par un occlusodontiste présent dans l´assemblée, ils avaient donc, tous les deux, la conviction qu´il n´y avait rien d´anormal de ce côté-là...


   Bienheureuse coincidence qui aboutit ce jour-là à l´opposition franche et loyale de deux convictions nées chacune d´une approche différente. Les occlusodontistes avaient fait leur travail dans les règles de l´art qu´ils connaissent bien, comment auraient-ils pu admettre de critiquer leurs résultats sur la base des données de l´examen postural qu´ils n´ont pas l´habitude de manier? Inversement en regardant la bouche du «patient» j´ai remarqué que les freins labiaux n´étaient pas alignés, la mandibule était déportée de quelques millimètres, sur la gauche je crois. Mais quelle valeur un posturologue peut-il attribuer à une minime variation dans un domaine qu´il ne maîtrise pas?


   En posturologie nous sommes tous d´accord pour constater que 95% des humains, au moins, sont asymétriques. L´asymétrie est donc statistiquement «normale». Mais nous savons aussi que cette asymétrie peut être plus ou moins importante et que certaines asymétries plus marquées sortent des limites de normalité statistique. Ainsi au cours du test de piétinement de Fukuda un mouvement de spin supérieur à 50°, en position tête neutre, se situe au-delà de la limite de normalité à 95%. Il y a donc des asymétries normales et des asymétries anormales d´un point de vue statistique, nous le savons et nous constatons que les patients ne se plaignent plus d´avoir du mal à tenir debout lorsqu´on a réduit leur asymétrie anormale.

   Ce critère statistique de l´asymétrie anormale est simple, facile à comprendre et à utiliser. Et si on le met en doute - ce qui est toujours permis - il suffit de reprendre la recherche sur ce point, quelques centaines de tests de piétinement éxécutés par des sujets apparemment normaux permettent de se faire une opinion sérieuse.


    Les critères du tonus postural normal commencent à être accessibles, par contre nous avons de la peine à comprendre où est le consensus entre les dentistes sur les critères de normalité de l´occlusion. Est-ce un manque d´information de notre part? Ou bien le sujet, difficile, est-il toujours en recherche? Dans ce dernier cas nous aurions envie de proposer aux chercheurs d´intégrer à la liste des critères possibles d´une bonne occlusion la symétrie du tonus postural: La symétrie posturale, relative, est-elle un critère de bonne occlusion? Pourquoi pas?


   Même si cette symétrie se révèle un mauvais critère de bonne occlusion, le travail ne sera pas inutile car il est évident que dentistes et posturologues doivent se mettre non seulement à discuter mais aussi à travailler ensemble si nous voulons faire progresser nos connaissances sur cette relation qui existe, nous en sommes sûrs, entre occlusion et posture.