Réflexions sur vingt ans de stabilométrie clinique
Pierre-Marie GAGEY,
Institut de Posturologie, Paris

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Après le congrès de Houston, 1983

     Au cours du congrès de la Société internationale d’étude de la posture et de la marche (ISPGR) tenu à Houston, Texas, en 1983, le Comité de Normalisation de l’ISPGR a renoncé à poursuivre ses travaux. Depuis sa création à Amsterdam en 1969, cette société était devenue de moins en moins «clinique» et de plus en plus une société de fondamentalistes. Or ces derniers n’ont rien à faire d’une normalisation qui bride leurs recherches…
     Mais pour nous, cliniciens, cette décision posait un problème. Il est évident que nos besoins ne sont pas ceux des chercheurs. Nous ne pouvons pas enregistrer nos patients sur plate-forme de stabilométrie avant qu’ils tombent malades, car ils ne viennent pas nous voir à ce moment-là ! On ne peut donc pas comparer les résultats de leurs enregistrements de malade à leurs enregistrements de sujet bien portant. Nous manquons d’éléments de comparaison, nous avons besoin de connaître la distribution des valeurs des paramètres stabilométriques au sein d’une population normale. Les cliniciens ont besoin de «Normes» des paramètres stabilométriques (AFP, 1984).
     Et, bien évidemment, pour que les résultats des enregistrements stabilométriques puissent être comparés, pour qu’ils puissent faire l’objet de statistiques, encore faut-il qu’ils soient comparables, c’est à dire qu’ils aient été recueillis dans des conditions identiques. Même matériel d’enregistrement, même protocole, même environnement. Puisque la société internationale renonçait à faire ce travail, l’Association Française de Posturologie a décidé de le faire, dans son domaine de compétence, en le faisant savoir malgré tout à la communauté internationale (Bizzo et al,. 1985 ; AFP, 1985).

Vingt ans après, quel bilan ?

     La stabilométrie a connu et connaît un succès réel. Pour ne parler que de la France, cinq entreprises construisent et distribuent des plates-formes de stabilométrie fabriquées en référence aux normes de l’AFP. Nous ne disposons d’aucun recensement des plates-formes installées dans les hôpitaux et les cabinets de thérapeutes libéraux, nous pouvons tout juste nous livrer à une évaluation grossière de leur nombre, il serait de l’ordre de plusieurs milliers.
     Devant ce succès, il est possible de se demander : à quoi tout cela sert-il ?

     La stabilométrie n’est pas un outil diagnostique

     Une étude rétrospective, sur dossier, des malades vus à l’Institut de Posturologie de Paris au cours des dix premières années de son fonctionnement a montré qu’un patient postural sur deux présentait des enregistrements stabilométriques normaux (Gagey et al., 2002). Il est donc hors de question de compter sur la stabilométrie pour dépister les troubles posturaux, ou pour confirmer leur diagnostic qui ne repose que sur des données cliniques d’interrogatoire , d’examen clinique, d’évolution (Gagey et al., 2005).
     Deux hypothèses permettent, peut-être, d’expliquer cette incapacité de la stabilométrie à dépister tous les troubles posturaux.
     D’une part, la stabilométrie étudie essentiellement l’activité musculaire phasique qui ramène continuellement le centre de gravité d’un sujet au voisinage de sa position moyenne, elle n’a pratiquement pas accès à l’observation et à la mesure du fonctionnement de la régulation de l’activité tonique posturale, dont elle ne peut percevoir éventuellement qu’un résultat global, somme de toutes les asymétries élémentaires, sous la forme d’une position anormale en X moyen.
     D’autre part les normes statistiques des paramètres de stabilométrie ne définissent pas le SUJET NORMAL, mais seulement leur distribution dans une population ‘normale’ de référence. De nombreux malades de toute sorte, cardiaques, respiratoires, urinaires, névrosés, etc. présentent des paramètres stabilométriques normaux, Or certains de ces malades réagissent anormalement aux dérèglements posturaux. C’est le cas, par exemple, des sujets qui souffrent de troubles obsessionnels et compulsifs, leur rigidité mentale s’exprime jusque dans leur comportement postural, quoiqu’il arrive, ils se tiennent debout rigides, presque complètement immobiles, c’est dire qu’ils manifestent une précision impeccable de leur contrôle postural (Floirat et al., 2005) .

     La stabilométrie, instrument de communication

     Si la stabilométrie n’a pas d’intérêt sur le plan diagnostique, elle s’est révélée par contre un instrument puissant de communication. Elle permet un langage commun à tous les posturologues, langage rigoureux fondé sur la biomécanique, qui s’impose par sa puissance à l’ensemble de la communauté médicale, bien au-delà des frontières de la posturologie.

Communication entre posturologues

     Le fait que les paramètres stabilométriques soient normalisés implique qu’ils aient la même signification pour tous les posturologues. Lorsqu’ils en parlent, ils parlent exactement de la même chose ; Surface, Longueur, X-moyen, Vitesse et sa Variance, Transformée de Fourier, Fonctions de corrélation, tous ces concepts, dans le cadre de la stabilométrie normalisée, ne laissent la place à aucune interprétation sur la nature du paramètre.
     Or ces concepts ne sont pas des paramètres stupides qui disent seulement : «c’est bien», «c’est mal», ces concepts sont de véritables opérateurs logiques qui, chacun à leur manière, permettent d’appréhender logiquement un, ou plusieurs, aspect(s) du contrôle postural du patient. Ces différents opérateurs peuvent se combiner dans l’esprit du posturologue qui jouent avec eux pour essayer de mieux comprendre ce qui arrive à son patient. Un exemple classique de ce jeu intellectuel est le paramètre LFS qui compare longueur et surface pour remarquer qu’ils peuvent ou non évoluer de pair, ce qui n’a pas du tout la même signification dans l’un et l’autre cas. Ce jeu intellectuel du posturologue est directement communicable parce que, à la base, les paramètres ne sont pas interprétés, il n’y a qu’un seul niveau d’interprétation, celui où le posturologue joue avec ces paramètres et se permet de les rapprocher, combiner, comparer pour une meilleure intelligence du problème.

Communication avec la communauté médicale

     Tout cas clinique est toujours un cas particulier, le comparer à d’autres cas cliniques qui présentent quelqu’analogies avec lui, revient toujours à faire abstraction de facteurs qui comptent dans l’histoire de ce cas particulier ; le clinicien n’aime pas ce travail qui défigure un peu chacun des individus patients pour qu’ils puissent co-habiter sous une même rubrique avec d’autres individus. Mais quelle aubaine lorsque les patients sont appréhendés par quelques mesures physiques, comme la surface ou le X-moyen, qui se prêtent à toutes les fantaisies de la statistique ! On perd certainement une masse d’informations, mais on peut comparer les patients entre eux car on utilise alors une de leurs propriétés communes qui est indiscutablement identique. La stabilométrie a déjà largement permis de faire des statistiques sur les malades posturaux et donc permis de les présenter à la communauté médicale sous une forme recevable.

Communication à travers un langage qui s’impose par sa rigueur

     Traditionnellement en Médecine, tant qu’un sujet ne tombe pas, il est en équilibre. Peu importe qu’il chaloupe comme un ivrogne ou qu’il tienne sur un pointe d’épingle , comme un obsessionnel… Il est toujours en équilibre. Le langage traditionnel médical accorde donc un champ sémantique généreux au terme d’équilibre qui recouvre des réalités fort différentes, tellement différentes qu’on ne sait plus très bien ce que le mot ‘équilibre’ veut dire…
     La stabilométrie a ouvert nos yeux sur cette limite du langage médical traditionnel en nous montrant que l’homme n’est jamais en équilibre si l’on adopte la définition physique rigoureuse de ce terme : deux forces alignées, égales et de sens contraire.
     Lorsque l’homme est debout au repos, toutes les parties de sa masse corporelle sont soumises à la gravité d’où résulte cette force qui l’applique au sol par les pieds. Le sol résiste à cette poussée des différentes régions des pieds, d’où il résulte une force qui s’oppose à la pénétration du corps dans le sol. Mais l’homme est bien incapable de maintenir constamment alignées ces deux résultantes égales et de sens contraire. Il n’est jamais en équilibre au sens physique et rigoureux du terme, il se «stabilise», c’est à dire qu’il ramène continuellement sa verticale de gravité au voisinage de sa position d’équilibre sans jamais parvenir à l’y maintenir.
     Ce langage rigoureux de «stabilité» s’impose maintenant à la communauté médicale et lui permet de donner un contenu plus précis aux «instabilités».

Conclusion

     Cette fonction de communication de la stabilométrie, que j’avais pressenti dès 1985, mais qui est maintenant confirmée par vingt années d’expérience, valide l’intuition qu’Alain ZARKA formulait au retour du Congrès ISPGR, Burlington, VT, 2007 : il est temps de reprendre à un niveau international des concertations sur la normalisation de la stabilométrie CLINIQUE.

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Bibliographie

A.F.P. (1984) Standards for building a vertical force platform for clinical stabilometry: an immediate need. Agressologie, 25, 9: 1001-1002.
A.F.P. (1985) Normes 85. Editées par l'ADAP (Association pour le Développement et l’Application de la posturologie) 20, rue du rendez-vous 75012 Paris.
Bizzo G., Guillet N., Patat A., Gagey P.M. (1985) Specifications for building a vertical force platform designed for clinical stabilometry. Med. Biol. Eng. Comput., 23: 474-476.
Floirat N., Bares F., Ferrey G., Gaudet E., Kemoun G., Carette P., Gagey P.M. (2005) Aporia of stabilometric standards. Gait & Posture, 21, Supp. 1, 52.
Gagey P.M., Weber B., Scheibel A., Bonnier L. (2002) Le syndrome de déficience posturale : analyse rétrospective d’observations cliniques. In M. Lacour (Ed.) Posture et équilibre. Contrôle postural, pathologies et traitements, innovations et rééducation. Solal, Marseille, 73-80.
Gagey P.M., Weber B., Scheibel A., Bonnier L. (2005) A distinct clinical syndrome defining the postural patient. Gait & Posture. 21, Sup.1, S121.